Naufrages annoncés dans nos écoles

2012/09/19 | Par Me Christian Néron

L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Science de l’éducation.

Les naufrages et les naufragés dont il est ici question sont vos enfants, nos enfants, tout particulièrement les plus petits qui font présentement leurs premiers pas dans nos écoles publiques du Québec.

On a pu assister, il y a quelques années, à l’amorce d’un débat quant au choix des méthodes d’écriture à enseigner à nos enfants : la script [écriture en lettres détachées] ou la cursive [écriture en lettres attachées] ? Par prudence, et compte tenu que les avantages supposés de l’écriture script n’avaient jamais été établis par la science, les écoles privées ont préféré s’en tenir ou revenir sagement à l’écriture cursive; elles méritent donc toute notre reconnaissance pour ce choix avisé, responsable, à l’avantage de tous nos enfants.

Les écoles publiques, elles, sauf exception, ont continué à enseigner la script en première année, puis à changer en faveur de la cursive en deuxième année, et ce, sans que l’on sache les critères ou les principes pédagogiques à l’appui d’une telle décision. C’est pourtant lors de ce changement de méthode que l’erreur la plus grave est consommée et qu’elle commence à faire son lot de petites victimes dans nos écoles.

Il est de notoriété que l’apprentissage progressif, régulier, sans heurt et efficace de la lecture et de l’écriture constitue le défi et l’objectif essentiel des trois premières années du primaire. C’est malheureusement à ce moment-là que surgissent de nombreuses difficultés d’apprentissage, d’où des retards, voire des blocages qui conduisent à un cumul de frustrations, à l’évitement des activités d’apprentissage, à l’aversion de l’école, à la fuite, à l’école buissonnière, à l’usage de l’alcool et des drogues, à la petite criminalité et, ultimement, au décrochage pur et simple.

La logique de l’enchaînement des frustrations et des échecs est inexorable : tout retard dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture au cours des «trois premières années» du primaire conduit à un cumul de frustrations et d’échecs pour aboutir à un parcours scolaire gâché et à un naufrage social et professionnel : 75 % des enfants qui commencent leur 4ème année sans avoir acquis les compétences ou habiletés de base en lecture et en écriture auront décroché avant d’avoir complété leur cinquième année d’études au secondaire.

C’est tragique, infiniment tragique, mais c’est aussi gênant puisqu’une part de ce désastre prévisible est attribuable à nos choix pédagogiques et à un manque de clairvoyance de nos autorités scolaires, comme, au départ, de notre ministère de l’Éducation. Comment cela se peut-il ?



L’enseignement de l’écriture

Dans la province de Québec, l’écriture script, c.-à-d. l’écriture en lettres détachées, a été introduite dans nos écoles primaires au début des années 1970. Les justifications pédagogiques de cette décision ne sont pas clairement établies, mais certains se souviendront qu’au cours des années 1960 le livre de Vinh-Bang (Évolution de l’écriture de l’enfant à l’adulte, 1959) a été l’ouvrage de référence des pédagogues en matière d’enseignement de l’écriture : il s’agissait sans contredit du meilleur ouvrage sur le sujet en français.

Au chapitre V de son livre, l’auteur se penche sur une hypothèse séduisante voulant que, compte tenu de la similitude de forme entre les lettres de la script et celles du caractère d’imprimerie, les enfants s’initieraient plus facilement à la lecture en apprenant l’écriture script en première année.

Ainsi, à la page 116, on peut lire : « La script présente de nombreux avantages pour le début de l’apprentissage : recognition facile, tracé aisé, identité entre les caractères pour écrire et ceux que l’enfant est appelé à lire. Si elle entraîne une certaine lenteur, c’est un inconvénient sans importance pour les premières années de l’école primaire. »

Même s’il croit en une supériorité relative de l’écriture script en tout début d’apprentissage, Bang est quand même d’avis que l’écriture cursive a des avantages incontestables à moyen et à long terme. D’ailleurs, tous les spécialistes de l’écriture ont jusqu’à ce jour été unanimes à considérer que l’écriture cursive l’emporte sans conteste sur la script aux plans de la lisibilité et de la rapidité. Pour la dictée, la prise de notes en classe, la rédaction des examens, et durant la vie professionnelle en général, l’écriture cursive n’a pas son pareil.

Toujours au plan des hypothèses, Bang croit que le passage de la script à la cursive se fera naturellement, le plus simplement du monde, et sans heurt. Un peu plus loin à la page 116 : « Dès lors, comment faut-il envisager la transformation de la script en une écriture liée ? Un changement brusque, qu’il soit imposé par l’école ou que l’élève en prenne lui-même l’initiative, doit être condamné. Abandonner brusquement une ancienne habitude pour une nouvelle n’est pas seulement nuisible du point de vue pédagogique…mais provoque aussi des perturbations sur le plan psychique, entre autres une perte de la confiance en soi. La transformation de la script en écriture liée devrait être une phase naturelle de l’évolution de l’écriture, une continuité de l’apprentissage qui devrait s’effectuer sans heurt ni rupture, d’après un plan d’études déterminé. »

Depuis maintenant une quarantaine d’années, les écoles primaires du Québec suivent les prescriptions, non fondées et en porte-à-faux, du professeur Bang. Au ministère de l’Éducation, d’ailleurs, l’écriture, qu’elle soit script ou cursive, est considérée comme une simple question de calligraphie laissée à la discrétion des enseignants. Les deux méthodes jouissant d’une égale réputation, il n’y aurait pas sujet à s’inquiéter ni d’en vérifier le bien fondé, semble-t-il ?

Depuis bien des années, toutefois, des enseignants ont remarqué que le passage d’une écriture à l’autre ne constituait pas forcément «une phase naturelle» de l’évolution de l’écriture. Les enfants développant rapidement des automatismes puissants et irréversibles, ils sont nombreux à conserver l’écriture script au secondaire, au collège, à l’université et durant leur vie professionnelle. Ils ne profitent donc jamais des avantages avérés de lisibilité et de vitesse de la cursive. Mais il y a plus.

Le passage de l’écriture script à cursive, de la première à la deuxième année, crée des perturbations psychomotrices qui ralentissent et retardent le progrès naturel des élèves en écriture et en lecture, et ce, tel qu’observé, mesuré et évalué scientifiquement au niveau de l’orthographe et de la syntaxe. Cette situation est accablante compte tenu de ce que, chez les élèves de première année, les avantages présumés ou supposés de la script n’existent tout simplement plus aux yeux de la science, et ce, tel que démontré par des recherches scientifiques conduites auprès de nos élèves.

En 2009, les chercheurs Bara et Morin ont cherché à vérifier la vieille hypothèse voulant que la ressemblance dans la forme des lettres entre la script et le caractère d’imprimerie soit un avantage pour les élèves en début d’apprentissage de la lecture. Une initiative heureuse lorsque l’on constate que les sources d’information à l’appui de la théorie de Bang réfèrent à des opinions, à des sondages et à des expériences remontant aux années 1930, 40 et 50.

Pour leur part, Bara et Morin sont des spécialistes des sciences de l’éducation qui utilisent des méthodes de recherche modernes et éprouvées. Les résultats de leurs recherches vont-ils enfin confirmer ou infirmer, sur la base de données fiables, valides et fidèles, que les élèves tirent un avantage significatif de l’enseignement de la script en première année ?

Eh bien surprise ! Exactement cinquante ans après la théorie formulée par Bang, les résultats obtenus par Bara et Morin établissent que les élèves à qui l’on a enseigné l’écriture script en première année n’en ont tiré aucun avantage quelconque par comparaison aux élèves formés uniquement à l’écriture cursive.

La théorie en faveur de la «ressemblance des formes» tombe totalement à plat. Le seul et unique avantage, présumé, en faveur de l’écriture script n’existe pas : il n’a même jamais existé.

Force est de conclure que, depuis une quarantaine d’années, nos enseignants ont fait des choix erronés et dispensé des enseignements inutiles, voire préjudiciables, et ce, à des centaines de milliers d’enfants de nos écoles primaires. Mais il y a plus encore.

En collaboration avec ses collègues Lavoie et Montésinos-Gelet, Marie-France Morin a entrepris de comparer la performance en écriture de groupes d’élèves de deuxième année selon la ou les méthodes d’écriture enseignées.

Dans le cadre de cette recherche, des groupes d’élèves ont été différenciés et formés de la façon suivante : a) ceux dont les élèves ont appris le script en première année et ont changé pour la cursive en deuxième; b) ceux n’ayant appris que le script; et c) ceux n’ayant appris que la cursive. Les performances en écriture de ces élèves de deuxième année ont été mesurées, évaluées et comparées.

Les résultats de cette recherche démontrent que les élèves formés qu’à une seule et unique méthode d’écriture, soit la script ou la cursive, ont eu des performances relativement semblables, quoique avec un léger avantage en orthographe et en syntaxe pour ceux formés uniquement à la cursive. Mais il y plus, bien plus étonnant et inquiétant.

La plus étonnante et inquiétante surprise de cette recherche vient des élèves ayant changé de méthode d’écriture de la première à la deuxième année : les résultats démontrent qu’ils ont progressé plus lentement en orthographe (c.-à-d. dans la reconnaissance de l’ordre des lettres dans le mot) et en syntaxe (c.-à-d. dans la reconnaissance de l’ordre des mots dans la phrase).

Étonnante à première vue, cette constatation est fort inquiétante lorsqu’on s’arrête un instant pour en saisir le sens et la portée au cours du processus d’apprentissage.

En fait, les groupes d’enfants soumis à un changement de méthode ont été placés dans une situation fâcheuse où ils ont été forcés de neutraliser, de bloquer ou d’inhiber les automatismes puissants acquis l’année précédente pour leur en substituer de nouveaux.

Ce faisant, ils ont été confrontés à des difficultés d’apprentissage insoupçonnées : ils ont consacré plus de temps, de concentration et d’énergie de leur année scolaire à «désapprendre» ou à «désactiver» les réflexes conditionnés acquis qu’à poursuivre les apprentissages déjà amorcés en écriture. Une telle situation est d’autant plus alarmante et déplorable qu’il s’agit de celle que connaissent et subissent nos élèves du Québec depuis plus de quarante ans.

Marie-France Morin et ses collègues en déduisent que ce changement de méthode est contre-productif en ce qu’il oblige les élèves à se soumettre à un dédoublement incohérent des apprentissages; mais en traduisant de la sorte les résultats de leur découverte, elles en minimisent le sens et la portée, comme si ces enfants avaient uniquement perdu du temps qui aurait pu être utilisé plus utilement.

Il importe avant tout de bien saisir, de bien comprendre que tous ces élèves ont été contrariés et perturbés sur le plan psychomoteur et qu’en dirigeant leurs efforts et leur énergie à «désactiver» des réflexes conditionnés, ils ont prêté moins d’attention aux deux aspects essentiels de leur apprentissage : l’orthographe et la syntaxe.

Le processus d’apprentissage de l’écriture fait assez peu appel à la compréhension et au raisonnement chez l’enfant, mais bien davantage à la stimulation et à l’activation du noyau caudé qui, lui, est le centre d’acquisition de tous les réflexes conditionnés. Ces réflexes s’acquièrent à la base par des exercices oculo-moteurs répétés et bien dirigés.

Dans le mouvement d’écriture des mots à la main, l’enfant enregistre inconsciemment, neurologiquement, l’ordre des lettres dans le mot, et l’ordre des mots dans la phrase. La répétition suivie et bien dirigée des mouvements de l’œil et de la main finit par créer des automatismes puissants et pratiquement irréversibles : rien n’est plus difficile que de faire taire un réflexe conditionné.

Au bout d’un certain temps, l’enfant n’a plus à se demander et à chercher l’ordre des lettres et des mots : tout lui est devenu naturel. Des automatismes, des acquis précieux et irréversibles, ont été créés dans son système nerveux. Non seulement il écrit sans effort, mais il lit avec aisance et rapidité.

Plus encore, s’il a fait son apprentissage de l’écriture à partir de la méthode cursive enseignée par de bonnes leçons, il bénéficiera d’une écriture de qualité, plus lisible et plus rapide. Là est tout le secret d’une bonne méthode enseignée par de bonnes leçons.

Les chercheurs Bara et Morin ont démontré, science à l’appui, que l’initiation à la script en première année n’apporte aucun avantage observable et mesurable chez l’élève. De plus, les automatismes d’écriture, une fois acquis, demeurent puissants et durables, même lorsque l’on s’efforce de leur en substituer d’autres par des efforts répétés et soutenus.

À long terme, et de façon permanente, la personne formée à l’écriture script conservera une écriture moins lisible et moins rapide. Il n’y aura jamais de retour en arrière facile pour les élèves formés à cette méthode.

Ce qui avait été initialement voulu comme un moyen transitoire d’aider les enfants à apprendre leur alphabet se retourne, dans les faits, contre eux, à leur désavantage, sans que l’on puisse en évaluer précisément l’impact et la gravité.

Marie-France Morin et ses collègues nous en apprendront certainement davantage dans quelques années si toutefois des budgets de recherche adéquats restent au rendez-vous.

En ce qui concerne le passage de script à la cursive, même effectué avec méthode, sans heurt ni rupture, les chercheurs ont bien démontré qu’il entrave, qu’il perturbe significativement un développement naturel bien amorcé.

Les études scientifiques sur l’enseignement de l’écriture ne font que commencer et, déjà, les résultats bousculent des idées reçues et provoquent des remises en question. Force est de constater que nos enfants sont soumis à des difficultés et à des doubles contraintes sans le moindre avantage ni nécessité.

Plus encore, et pour des raisons qu’ils ne sont pas encore en mesure d’expliquer clairement sur le plan neurologique, les chercheurs ont observé, mesuré et évalué que les enfants soumis à cette double contrainte ralentissaient ou languissaient dans leur progression naturelle en orthographe et en syntaxe.

Ceci, en tout cas, chez les enfants de deuxième année. Mais qu’en sera-t-il lorsque les chercheurs poursuivront plus avant et vérifieront les mêmes hypothèses et préjudices chez les élèves de 3ème, 4ème, 5ème et autres années scolaires ? Poursuivront-ils jusqu’à dévoiler le «mystère» du taux de 59% de diplômation au secondaire après cinq années d’études ?

Le choix ou l’imposition de l’écriture script en première année porte à faux en ce qu’il n’a jamais été fondé sur des critères scientifiques. Le passage de la script à la cursive en deuxième année porte préjudice à la progression naturelle en orthographe et en syntaxe.

Une telle décision est illogique, voire aberrante, en ce qu’elle fait obstacle aux capacités de l’élève à progresser sans heurt ni rupture en écriture et, plus encore, en lecture. Il y a corrélation et renforcement réciproque entre ces deux apprentissages.

La situation qui prévaut dans nos écoles doit changer, et plus tôt sera le mieux. Le ministère de l’Éducation et les commissions scolaires doivent se mettre au diapason de la connaissance scientifique sur le sujet.

C’est le devoir de tous à l’endroit des plus petits qui ne sont pas en mesure de comprendre l’absurdité d’une situation préjudiciable dans laquelle on les compromet par imprudence, sinon par négligence.


Références :


1- Loi sur l’instruction publique, L.R.Q. c. I-13-3.

2- Vinh-Bang, Évolution de l’écriture de l’enfance à l’adulte, Neuchatel, Delachaux & Niestlé, 1959.

3- Florence Bara et Marie-France Morin, «Est-il nécessaire d’enseigner l’écriture script en première année ? Les effets du style d’écriture sur le lien lecture/écriture» Nouveaux cahiers de la Recherche en éducation, 12 (2), 2009, 149-160.

4- Natalie Lavoie, Isabelle Montésinos-Gelet et Marie-France Morin, «Enseigner la script et la cursive : quelles sont les répercussions sur les habilités en écriture de garçons et de filles de la deuxième année du primaire» Communication à la 16ème Conférence européenne sur la lecture (juillet 2009), Braba, Portugal.

5- Marie-France Morin, Natalie Lavoie et Isabelle Montésinos-Gelet, «The Effect of Manuscript, Cursive Styles on Writing Development in Grade 2» Language and Literacy, vol. 14, 2012, 110-124.

6- Florence Bara, Marie-France Morin, Isabelle Montésinos-Gelet et Natalie Lavoie, «Conceptions et pratiques en graphomotricité chez les enseignants du primaire, en France et au Québec» Revue française de pédagogie, 176, juillet-septembre 2011.

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