Lord Black is wrong

2012/10/09 | Par Christian Néron

L'auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en psychopédagogie

Les anglophones du Québec revendiquent bien des droits, des usages, des égards, qui prennent leur source dans l’histoire trouble et coloniale de la province. Mais lorsqu’il est question de «droits», le terme pris dans son sens précis, technique et légal, il faut forcément en rechercher l’origine dans la loi. La règle est simple et rigoureuse, et l’on ne saurait trop la répéter : il ne peut y avoir de droit sans loi. Donc, les «droits», qu’ils soient «historiques», anciens ou même plusieurs fois séculaires, doivent tous justifier de leur existence en vertu du même principe : ils doivent prouver leur création et leur authenticité à partir d’une loi fondatrice. Ainsi, pour mieux éclairer et expliquer la genèse des droits linguistiques au Canada, donnons-nous la peine de remonter le cours du temps pour retracer les lois fondatrices et historiques, celles qui, à l’origine, ont posé les normes et les règles en matière de langue dans la province de Québec.

Pour ce qui est de la langue française, il est facile d’en retracer la genèse et d’identifier précisément la loi qui en a fait à la fois la langue commune et la langue officielle de l’État : il s’agit de remonter à l’époque de la reprise en mains de la colonie par Louis XIV. Au printemps 1663, le roi, qui vient tout juste de prendre le Soleil pour symbole de vie et de puissance, poursuit une politique de consolidation de son autorité dans tout le royaume, et ce, jusque dans ses lointaines colonies d’Amérique. Ayant eu à se battre pendant des années pour contrer la contestation de ses prérogatives par le Parlement de Paris et la noblesse des provinces, le roi mène une politique de centralisation en s’appuyant sur l’unité de la langue, des lois et des institutions. Il applique le même principe dans le gouvernement de la Nouvelle-France qu’il a placé directement sous son autorité.

À cet effet, il fait adopter, en avril 1663, un «Édit de création» qui a pour objet de mettre en vigueur dans la colonie l’universalité des lois et coutumes qui ont cours dans le ressort du Parlement de Paris. La mesure a des effets immédiats et considérables. D’un seul trait, le Canada se voit doté d’un système légal tenu pour l’un des plus achevés parmi les pays de droit civil. De simple peuplade laissée jusque-là à elle-même, la colonie se métamorphose en société civile et organisée. Les Canadiens peuvent ainsi envisager l’avenir avec optimisme, construire leur pays sur des bases solides, et poursuivre leur extraordinaire exploration de la majesté et des splendeurs de l’Amérique.

En matière de langue, le Roi-Soleil tranche en faveur de la politique d’uniformisation qui a fait du français la langue officielle de l’État depuis l’adoption de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts par François 1er. De plus, non satisfait d’en faire la langue de l’État et de la nation, il a poussé même l’audace, à l’extérieur, de vouloir l’imposer comme langue des relations internationales aux dépens du latin dont le monopole semble toujours inexpugnable. D’ailleurs, le degré de maturité, de stabilité et de splendeur atteint par la langue française depuis le début du siècle se prête à point-nommé à cette politique ambitieuse de révolution linguistique en faveur d’une langue vivante : elle provoque l’abandon, la disparition graduelle du latin; d’abord en France, puis ailleurs en Europe par effet d’entraînement. Examinons.

Depuis le début du XVIIème siècle, la langue française, propulsée par une rare éclosion d’écrivains de génie, a cessé d’être simplement la langue des poètes et des prosateurs, mais elle est devenue la langue par excellence de l’expression des idées, de l’administration de la justice, des théories politiques, de la philosophie, de la religion, des mathématiques, des sciences, des arts et de l’histoire. Bref, le français est devenu la première langue vivante de l’Europe, langue dans laquelle sont traitées et débattues toutes les grandes questions qui ne cessent de préoccuper le genre humain.

Sur le plan externe, la vigueur de cette langue vivante charme l’Europe entière qui la préfère au latin et qui l’adopte spontanément pour sa clarté, sa simplicité, sa rigueur et son élégance. Elle devient la langue obligée des affaires, du commerce, des sciences, des relations politiques, de la diplomatie et des traités.

Au Canada, c’est donc cette langue, véhicule exceptionnel des idées abstraites et universelles, que Louis XIV met en honneur et en vigueur par l’adoption de l’Édit de création. Le Roi-Soleil, avide de gloire et de majesté, habité par le sens de l’histoire et de sa propre grandeur, aura compris, souhaité, ou espéré, que les Canadiens lui seraient à jamais redevables d’avoir transplanté dans cet empire en devenir les lois et la langue qui faisaient la splendeur de la France, jusqu’à forcer l’admiration et l’émulation de l’Europe entière. Et, tel que souhaité, l’usage du français s’est vite généralisé, tant dans la vie privée que dans la sphère publique : les Canadiens ont ainsi forgé leur caractère et construit leur identité en s’exprimant dans ce «langage maternel françois et non autrement».

Sur les plans administratif et judiciaire, tous les arrêts, ordonnances, actes de procédure, registres, enquêtes, contrats, testaments et autres exploits de justice devaient, conformément à la loi et sous peine de nullité, être rédigés dans ce «langage maternel françois, et non autrement». La règle était claire et impérative : le Canada devait être un pays de langue et de culture française «et non autrement». Cette règle impérative a-t-elle été changée ou abrogée par la suite ?

Le 10 février 1763 le Canada change de roi et de régime. Qu’adviendra-t-il des lois et coutumes du Canada ? L’Ordonnance de Villers-Cotterêts devra-t-elle être réformée ou abrogée, modifiant ainsi le statut de la langue française, langue officielle de l’État ? La réponse est simple : non ! Les lois et coutumes du Canada ne sont pas directement menacées par le nouveau régime, compte tenu que le gouvernement anglais applique, depuis plus d’un siècle, une règle jurisprudentielle disposant que toute colonie acquise par conquête ou cession se doit de maintenir en place ses propres lois et coutumes, à l’exception de celles contraires à la religion, aux lois de Dieu ou à celles de la nature.

À cet effet, l’adoption d’une Proclamation royale, en octobre 1763, permet aux justiciables du Canada, par requêtes ou pétitions adressées à Sa Majesté en son Conseil, de demander des changements aux lois et coutumes du Canada; mais exception faite des immigrants d’origine britannique, aucune demande en ce sens ne sera présentée par des Canadiens. D’ailleurs, la décision finale des autorités anglaises quant au sort des lois et coutumes du Canada ne viendra qu’en 1774. Mais, plus encore, un autre principe propre au droit anglais milite en faveur du maintien du statut de la langue française au Canada. Examinons.

Le système légal de l’Angleterre a toujours fait une distinction importante fondée sur les sources du droit. Certaines règles de droit, issues des coutumes et des usages, sont dites «coutumières»; et les autres, votées par le Parlement de Westminster, sont dites «statutaires». La distinction entre ces deux sources du droit anglais est importante au niveau du processus d’interprétation. Si les règles «coutumières» doivent s’adapter continuellement aux situations changeantes ou nouvelles, les règles de droit «statutaire» doivent toujours s’interpréter de manière stricte, i.e. de manière à affecter le moins possible les règles coutumières. Il faut tenir compte de cette règle d’interprétation pour comprendre le droit anglais relatif à la langue, et ce, tout particulièrement en contexte colonial.

Pendant plusieurs siècles, la règle «coutumière» en matière de langue n’admettait, devant les tribunaux anglais, que le seul usage du français. Aussi singulier que cela peut nous paraître aujourd’hui, l’usage de la langue anglaise était «proscrit» devant tout tribunal de ce pays. Pour des raisons sociales et politiques, le Parlement de Westminster a adopté, en 1362, un «statut» autorisant expressément l’usage de l’anglais devant les tribunaux, sans toutefois en proscrire le français. En conséquence, les deux langues ont été utilisées et parlées concurremment pendant des siècles devant les tribunaux anglais : le français, en vertu de la règle coutumière ou «common law»; et l’anglais, en vertu du «statute law».

Cette particularité avait un côté aberrant en matière coloniale compte tenu que dans les colonies dites de peuplement formées dans des contrées sauvages et inhabitées, les colons anglais n’y transportaient censément que les règles et principes de «common law» nécessaires aux besoins d’une colonie naissante. Et, sauf circonstances exceptionnelles qui devaient être plaidées judiciairement ou reconnues par le Conseil de sa Majesté, les «statuts» du Parlement de Westminster n’avaient pas force de loi dans les colonies de peuplement anglais. La chose peut paraître étrange, voire aberrante, mais tel était le droit colonial anglais. Les Anglais ont toujours eu horreur de changer les règles existantes, même lorsqu’ils avaient d’excellentes raisons de le faire.

Q’importe l’apparente incohérence du droit anglais en matière de langue, le français demeurait donc la langue du Canada, et était même favorisé par la «common law» applicable aux colonies de peuplement. Il aurait fallu, pour l’évincer de son titre de langue officielle du Canada, ou en supprimer la primauté par rapport à la langue anglaise, soit requérir de Sa Majesté la mise en vigueur dans la province du vieux «Statut de Westminster» de 1362, soit demander l’adoption d’une loi linguistique entièrement nouvelle. Rien de cela n’a été fait, ni même envisagé en 1763.

Plus encore, le Parlement de Westminster a mis un point final à toute incertitude à ce sujet par l’adoption, en 1774, de l’Acte de Québec, loi constitutionnelle qui reconduisait et garantissait les lois et coutumes du Canada, à l’exception de son droit criminel. Il faut se souvenir ou rappeler à ce sujet que, suite à une dizaine d’années d’études, d’enquêtes, de rapports et d’hésitations, le gouvernement métropolitain avait décidé de s’en tenir à sa vieille jurisprudence coloniale qui consistait à maintenir en place les lois et coutumes des colonies acquises par conquête ou traité. En conséquence, le Parlement de Westminster a voté une loi qui reconduisait, à l’exception de son droit criminel, l’ensemble des lois et coutumes du Canada, ce qui, évidemment, incluait l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui avait fait du français la langue officielle du pays à partir de 1663.

Le Parlement de Westminster, qui s’était donné le temps de bien étudier le contexte linguistique, social et politique du Canada, avait pleine autorité pour tout changer, y compris l’état du droit en matière de langue, mais il n’en a rien fait. Le français demeurait donc la seule langue officielle du Canada, même si l’anglais, en raison d’une dynamique propre à toute société coloniale, continuait à faire sa place dans les «usages». Mais les usages ne sont pas des lois et ne confèrent donc aucun droit.

L’adoption d’une nouvelle constitution en 1867 a eu pour effet de déléguer des pouvoirs provinciaux importants au parlement fédéral, mais sans pour autant modifier en substance l’état du droit en matière de langue au Québec. Le paragraphe 92 (13) de cette constitution maintient sous l’autorité exclusive de la province les anciennes lois et coutumes du Canada. Le français continue ainsi d’être la langue officielle du Québec en vertu de sa loi fondatrice, soit l’Ordonnance de Villers-Cotterêts.

Sur le plan judiciaire, l’article 133 de la constitution a garanti pour la première fois des droits linguistiques aux anglophones de la province de Québec. Il ne s’agit donc plus d’un usage ou d’un «état de fait» simplement colonial comme c’était le cas depuis 1763, mais d’un «état de droit». Pour la première fois depuis leur arrivée au Canada, les anglophones pouvaient clamer à bon droit : «my rights». De plus, l’article 93 leur reconnaissait le droit de conserver et de diriger leurs propres écoles sur une base confessionnelle. Dans les faits, ces écoles seront à la fois protestantes et de langue anglaise.

À partir de 1986, la Loi sur la santé et les services sociaux permettra d’offrir des services et de répondre à des besoins spécifiques de toute communauté linguistique autre que francophone. Les anglophones se prévaudront donc de cette loi pour réclamer des services et des soins de santé dans leur langue. D’autres communautés culturelles et linguistiques s’en prévaudront également.

Il faut donc départager, en matière de langue, ce qui relève du domaine de la «loi» de ce qui ressort des usages, des attentes, des intérêts, ou des nombreuses revendications à une «égale dignité». La langue française n’a jamais eu droit à une «égale dignité» dans une institution fédérale que l’on appelle la Cour suprême du Canada, mais, dans cette province-ci, elle y tient lieu de langue officielle, langue qui, en vertu de la loi, reconnaît des droits et impose des obligations depuis 1663. L’anglais est la langue d’une communauté culturelle et linguistique qui a commencé à immigrer au pays à partir de 1763. Ces immigrants ont pu se transporter ici avec bien des préjugés et des idées reçues, mais non pas avec leurs lois. Leur langue n’a jamais été la langue officielle de l’État, pas plus qu’elle n’a été la langue du «conquérant», compte tenu que le français n’a jamais cessé d’être la langue «patrimoniale» des rois d’Angleterre. Le statut légal de l’anglais dans la province est circonscrit par la loi et se limite à des circonstances particulières ou à des privilèges comme, par exemple, la procédure devant les tribunaux, l’enseignement dans les commissions scolaires anglophones et les soins de santé dans certains hôpitaux. Il ne faut donc pas confondre la langue de la loi, la langue du roi, et celle de certains immigrants.

Lord Black et les autres défenseurs du «fait colonial» devraient se donner la peine de méditer un peu sur la mise en garde, bien à propos, du juge en chef, lord Mansfield, et du procureur-général Thurlow, en 1774, à l’effet que les immigrants anglais ou britanniques ne pouvaient se transporter dans les colonies avec des idées préconçues et des attentes déraisonnables quant au droit et aux lois qui «devraient» y prévaloir. Il est évidemment facile, tentant et séduisant pour un colonial en pays «conquis» de donner du prix à sa personne en cédant à l’orgueil et à la vanité. Aussi faut-il se souvenir, et le rappeler clairement en certaines circonstances, que le «Canada» a toujours eu ses propres lois depuis 1663, lois qui s’appliquaient à tous, sans distinction ni faveur à l’endroit de quelque classe de personnes que ce soit.

Bref, les douloureuses «humiliations» ressenties à la suite de certaines politiques linguistiques du gouvernement découlent d’une méconnaissance du droit et d’attentes irréalistes fondées uniquement sur des droits «supposés»ou «imaginés». Un «droit» qui ne prend pas sa source dans la loi n’est jamais un droit au sens légal du terme. Il est toutefois compréhensible que, dans une société où la vanité coloniale a souvent tenu lieu de «loi», qu’il puisse être humiliant pour les héritiers d’une telle mentalité de ne pas recevoir les égards, le respect, les attentions qu’ils croient mériter du seul fait de la dignité et de la noblesse de leurs origines. Ils doivent toutefois se faire à l’idée qu’ils sont eux aussi des «allophones» au regard de la loi.


RÉFÉRENCES :

1 Lord Conrad Black, «Quebec’s subtle voters deliver a brilliant result» National Post, 7 septembre 2012: [...] who have enjoyed an official status in Quebec since the end of the Seven Years War in 1763.

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