L’histoire publique du cancer

2012/10/16 | Par Sandra Steingraber

Des vœux de mariage. Un serment de citoyenneté. Le verdict d’un jury. C’est dans un lieu public que sont habituellement prononcées les paroles ayant le pouvoir de transformer notre identité. Les diagnostics de cancer, eux, sont presque toujours annoncés au cours d’un entretien privé, sans témoin, derrière la porte close d’un cabinet de médecin, au téléphone ou, sans la moindre cérémonie, dans une chambre d’hôpital. De l’autre côté du rideau, une télévision beugle, votre compagne de chambre reçoit son repas, un préposé à l’entretien lave le plancher.

J’ai appris à l’âge de vingt ans, alitée dans un hôpital de ma ville natale, que je souffrais d’un cancer de la vessie. Avant de m’annoncer la mauvaise nouvelle, le médecin avait demandé à mes visiteurs – qui avaient manqué leur premier jour de cours à l’université pour être auprès de moi – de sortir.

Puis il a tiré le rideau.

Quelques minutes plus tard, il a invité mes amis, non sans gentillesse, à retourner à la chambre. Ce qu’ils ont fait. Mais, ils en sont ressortis peu de temps après, sur la pointe des pieds. C’était comme si la seule façon acceptable de se comporter en ma présence, maintenant que j’avais le cancer, était celle qui convient dans les bibliothèques.

Depuis la fenêtre du quatrième étage, je les ai vus traverser le stationnement et partir dans la voiture. Puis une équipe de construction est arrivée sur les lieux. Des femmes sont entrées dans une église, portant des fleurs. Des colverts pataugeaient dans l’étang d’un parc. Sur une piste d’athlétisme, des élèves du cours secondaire couraient des sprints courts. Mon école. Mon église. L’étang où, enfant, j’avais pêché un poisson. Quelle étrange sensation. Ce monde familier, avec ses marteaux-piqueurs, ses canards et son étude de la Bible, continuait à tourner comme prévu, comme si rien d’extraordinaire ne s’était produit. Comme si je ne venais pas tout juste d’être extirpée de ma propre vie. Enfin, c’est ce que je ressentais à l’époque.

Les rituels qui accompagnent le traitement du cancer sont si séparés de la vie publique que c’est peut-être pour cette raison qu’on en vient parfois à croire que les causes de la maladie sont enracinées en soi, dans un lieu intime et privé. On jette le blâme sur ses comportements ou sur les gènes qu’on porte, ceux dont on a hérité, comme on hérite de couverts de porcelaine de ses ancêtres.

Il y a du vrai dans cela, mais le cancer a également une dimension publique, il ne faut pas l’oublier. Nos gènes résident dans nos cellules et celles-ci dans des organismes vivants qui évoluent eux-mêmes dans un environnement public particulier. Avec ses cycles du carbone et ses rivières, ses systèmes de pollinisation et ses aquifères, ses industries et ses fermes, sa géologie et son courant-jet, le milieu dans lequel nous vivons réside aussi en nous.

Des données de plus en plus nombreuses montrent que l’exposition aux contaminants chimiques dans notre environnement commun joue un rôle beaucoup plus important qu’on le croyait dans l’apparition du cancer chez l’être humain. Certaines substances peuvent altérer nos gènes directement – ou réprimer leur expression. D’autres nuisent au réseau de signaux hormonaux servant de système de communication dans l’organisme. D’autres substances encore modifient les trajectoires développementales chez les jeunes enfants, les rendant plus vulnérables au cancer plus tard dans la vie. Toutes ces nouvelles connaissances scientifiques remettent en question les moyens que nous prenons pour réglementer les produits toxiques. En effet, la réglementation tient rarement compte de l’effet cumulatif des expositions multiples à des substances variées pendant toute une vie.

Malgré tout, l’histoire publique du cancer est porteuse d’espoir. Tout d’abord, elle nous indique en quoi consiste un véritable programme de prévention du cancer. On ne peut nier que les taux de cancer ont nettement augmenté chez les enfants américains et que cette maladie est aujourd’hui la principale cause de décès chez les adultes d’âge moyen. Mais il est vrai aussi que les taux de cancer du poumon sont en régression. Ce résultat heureux est le fruit des efforts collectifs investis dans la dénormalisation du tabac : nous avons banni celui-ci des espaces publics, augmenté les taxes sur les produits qui en contiennent, restreint la publicité et fait la promotion des programmes de désaccoutumance. L’augmentation des taux de cancer n’est pas l’inévitable rançon de la vie moderne. L’histoire publique du cancer nous enseigne que lorsque l’exposition à une substance cancérogène cesse, on sauve des vies. Il est possible de répéter l’expérience. Dans une déclaration présentée en 2008 au President’s Cancer Panel des États-Unis, et signée par un grand nombre de scientifiques, on peut lire : Le moyen le plus sûr de prévenir le cancer consiste d’abord et avant tout à cesser d’introduire des agents cancérogènes dans notre environnement intérieur et extérieur.

En deuxième lieu, il appert que la blague cynique voulant que « tout est une cause de cancer » colporte une fausseté. La plupart des substances chimiques soupçonnées d’être cancérogènes sont dérivées des deux mêmes sources responsables des changements climatiques : le charbon et le pétrole. La recherche de substituts pour remplacer ces derniers est déjà une priorité pour de nombreux gouvernements. Vu sous cet angle, un investissement dans l’énergie verte constitue aussi un investissement dans la prévention du cancer.

Bien entendu, repenser l’économie pétrochimique représente une tout autre tâche que celle d’encourager les gens à cesser de fumer. L’entreprise est si gigantesque qu’elle exige l’action concertée de tous à la mesure de nos passions et de nos talents. Par bonheur, elle permet à chacun d’entre nous de s’attaquer à un morceau du problème et d’y travailler aussi fort que possible. Les passionnés de cuisine appuieront les producteurs locaux des aliments biologiques. Les passionnés de mode s’opposeront aux produits chimiques toxiques utilisés dans les blanchisseries et l’industrie des cosmétiques. Les passionnés de sport, eux, exigeront des terrains de jeux et des parcours de golf sans pesticides. Et ainsi de suite.

Imaginez la chose de cette façon : nous sommes tous les musiciens d’un grand orchestre et nous nous apprêtons à jouer la symphonie Sauvons la planète. On ne vous demandera pas d’interpréter un solo, mais de savoir quel est votre instrument et d’en jouer le mieux possible.

Il y a trente ans, pendant notre entretien derrière le rideau gris, alors que mes amis attendaient dans le couloir, mon médecin m’a promis que peu importe ce que réserverait l’avenir, il allait prendre soin de moi. Il a tenu parole. Souvent, il me disait en riant : « Sandra, on devrait vieillir côte à côte vous et moi ». Avancer en âge, voilà en effet la mission à laquelle je me consacre tout entière en tant que survivante du cancer.

Durant cette même conversation, mon médecin m’a posé des questions précises sur mon exposition éventuelle à des substances chimiques toxiques. J’ai compris ce jour-là que pour une large part, le cancer de la vessie est une maladie environnementale. Depuis lors, comprendre l’histoire publique du cancer est devenu mon objectif comme biologiste. C’est le point de départ de mon livre Living Downstream et du film documentaire qui lui insuffle aujourd’hui une nouvelle vie.

Sandra Steingraber est l’auteure de Living Downstream, dont la deuxième édition publiée récemment chez Da Capo Press coïncide avec le lancement d’un documentaire canadien adapté de l’ouvrage. Produit par The People’s Picture Company, le film sera présenté à Montréal à la Cinémathèque québécoise le mardi 30 octobre à 19 h, en version anglaise sous-titrée en français. Le DVD paraîtra à l’automne en version originale sous-titrée en français et en espagnol. www.livingdownstream.com



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