Lettre à Lucien Bouchard… d’une littéraire

2012/10/29 | Par Glenda Wagner

L’auteure est détentrice d’un doctorat en littérature québécoise

Monsieur,

Pour qui fréquente assidûment les arts en général et les lettres en particulier, les Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke, sont un passage quasi obligé, tant elles sont connues. Vous venez vous-même de rendre publiques, pour la postérité, vos propres Lettres à un jeune politicien.

Votre choix du titre n’est guère innocent. Il fait incessamment penser à Rilke, mais aurait également pu suggérer Albert Camus. Lequel, dans la clandestinité, a écrit quatre lettres destinées aux nazis honnis, lors de la Seconde Guerre mondiale; lettres réunies dans un ouvrage, pour sa part, intitulé Lettres à un ami allemand.

Bien que Rilke et vous ayez écrit un nombre égal de missives (neuf), les vôtres s’en différencient cependant, car elles sont fictives, sans date et dédiées à un destinataire virtuel (à tous jeunes gens, si possible). En revanche, vous avez en commun d’agir en qualité de mentors. Quant à ce qui vous rapproche de Camus, il s’agit du contenu même des lettres, qui a trait à la politique. Mais le parallèle s’arrête là.



Lettres à un jeune poète et Lettres à un jeune politicien mises en regard

Les Lettres à un jeune poète, à l’encontre des vôtres, ne livrent rien relativement à la vie et à la carrière de leur auteur, sinon que Rilke se déplace beaucoup… D’emblée, il entre dans le vif du sujet : la création littéraire. Tout y est, dès sa première lettre. Ses échanges épistolaires subséquents, tout en y encourageant l’écrivain en devenir, réitèrent des vues identiques en les développant.

Les Lettres à un jeune politicien sont un palimpseste des Lettres à un jeune poète, c’est-à-dire que, sous le nouveau texte (le vôtre), nous devrions lire l’ancien (celui de Rilke), tels l’Ulysse de Joyce et l’Odyssée d’Homère.

Vos lettres sont touffues. Et émaillées de conseils. À défaut d’une inscription de lieu et de date, chacune reçoit son titre comme s’il s’agissait de chapitres : La nécessité de s’engager; De l’importance d’avoir une carrière préalable; etc., ce qui annihile l’illusion de parcourir une correspondance.

Plus d’un élément fait sourciller, en effet : votre parti pris du tutoiement, notamment. Rilke, qui a pourtant lui aussi pour cible un jeune, le vouvoie; la langue allemande, non moins que la langue française, distinguant la familiarité de la formalité.

Votre destinataire (jeune politicien ou politicienne en herbe) change en cours de route, par exemple, dans ce qui suit : «Je dis […] aux jeunes […].» À qui vous adressez-vous? Ou, encore, «[mes] fils ont eu la chance d’être sensibilisés à l’histoire par un extraordinaire professeur. La passion d’André Champagne a fait merveille».

Le canevas de ces écrits épistolaires ci suppose qu’un mentor donne des conseils à un jeune. Dans cette dernière citation, ne vous livrez-vous pas à une méditation, ou ailleurs, à un règlement de compte plus que tout autre, tel l’incident qui ressortit à votre père?

Quoique malheureux, est-il exemplaire au point d’en faire mention? Aussi vos Lettres ne seraient-elles pas une espèce de testament politique ou de confessions? Votre omniprésence d’un bout à l’autre de votre écrit ainsi que, dans une bien moindre mesure, celle de vos proches trouveraient leur justification.



Testament politique : un titre plus conforme au contenu

Si, en revanche, l’on considère votre livre comme un testament politique, on n’est nullement étonné que vous vous attachiez à votre cheminement politique personnel. C’est du reste à cette occasion que vous aurez ces mots : «On m’a d’ailleurs reproché d’en avoir changé souvent.»

Selon votre propre expression, vous «sympathisez», dans les années 60, avec le PLC de Pierre Elliott Trudeau; en 1970, avec le PLQ de Robert Bourassa; en 1981, avec le PCC de Brian Mulroney, où vous devenez tour à tour ambassadeur du Canada à Paris (en 1981) et secrétaire d’État (en 1984); et cela, même si vous affirmez que, dès les événements d’Octobre 1970, «tout a basculé» pour vous et «[que vous êtes] devenu souverainiste».

Comment interprétez-vous cet itinéraire de 21 ans qu’il vous a fallu faire pour choisir entre le Québec et le Canada puisque vous fûtes chef du Bloc québécois (en 1991), chef de l’Opposition officielle à Ottawa (en 1993) et premier ministre du Québec sous la bannière péquiste (en 1995)?

Et vous concluez, d’une manière tout aussi inattendue que déconcertante, ce parcours, comme suit : «Je te ferais [sic] remarquer que ce fut aussi celui de René Lévesque, qui a été libéral avec Jean Lesage, avant de fonder le Parti québécois, puis d’inspirer le “beau risque” […].»

Je crie haro sur votre manque de lucidité : une différence notable vous sépare de Lévesque. Tandis que celui-ci n’a œuvré qu’au Québec, vous surfiez sur deux paliers de gouvernement. Qui plus est, Lévesque, dans la lignée de Louis-Joseph Papineau, a gardé sa trajectoire.

Rappelons que Papineau a été chef du Parti canadien ou Parti «patriote» — ascendant naturel du PQ —, qui s’est transmué en Parti rouge (on y défend les idées plus radicales du Parti « patriote »), puis en Parti libéral tout court en 1861.

C’est pourquoi vous faites davantage partie, me semble-t-il, d’une autre lignée, de celle du Louis-Hippolyte LaFontaine, seconde manière (du Parti réformiste modéré), qui a renoncé à ses convictions et participé, avec Robert Baldwin, à la mise au jour de l’Union des deux Canadas, ce que Papineau se refusait à faire. Il y a bel et bien une vision et des parcours dissemblables1.



Par quel moyen l’approche de Camus aurait pu vous être profitable

Terminons, enfin, avec le référendum de 1995. Vous posez à votre destinataire la question suivante : «Comment ne pas aborder avec toi le référendum de 1995?» Vous racontez alors les circonstances qui vous ont «placé à la tête de la campagne».

Il faut patienter jusqu’à la septième lettre pour que vous y reveniez. Mais votre interrogation n’inaugure rien de bon : «Tu veux que je te rappelle les circonstances dans lesquelles je suis devenu premier ministre?», si bien que court votre explication sur deux longues pages pour s’arrêter abruptement sur le commentaire laconique que voici : «[Il fallait] accepter le verdict contraire rendu par la majorité, si mince fût-elle.»

Pas un mot sur ces lendemains durant lesquels les Québécois découvrent s’être fait rouler dans la farine par le camp du NON et ravir leur référendum. À titre de premier ministre, une fois le vol confirmé, un an plus tard, pourquoi, au lieu d’opter pour un repli, la morosité, n’avoir pas limité les dégâts et repris sur-le-champ l’exercice? Ou, au minimum, n’avoir pas écrit, à l’instar de Camus, quelques lettres bien senties à nos déloyaux amis?

1 Cf. Papineau. Erreur sur la personne, de Yvan Lamonde et Jonathan Livernoia, et Les réformistes, d’Éric Bédard.

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