La construction, une industrie pour et par les hommes, révèle une enquête

2012/10/30 | Par Maude Messier

Discrimination systémique à l’embauche, intimidation et harcèlement psychologique et sexuel. Le portrait de la situation des femmes dans l’industrie de la construction au Québec semble tout droit sorti d’une autre époque.

Le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) dévoilait, ce lundi 30 octobre, les résultats d’une étude menée sur trois ans auprès de 35 travailleuses de la construction qui confirment l’existence « d’une discrimination systémique et des cas de harcèlement psychologique et sexuel graves », de même que l’absence de recours adaptés aux réalités de l’industrie.

Les témoignages de ces travailleuses révèlent une problématique grave quant au sort qui leur est réservé, tant sur le plan personnel que professionnel.

Portrait d’une industrie pour et par les hommes

L’industrie de la construction, secteur majeur de l’économie du Québec dans lequel sont investis des milliards de dollars issus des fonds publics, a connu un essor fulgurant de 60% entre 2001 et 2011. Pourtant, la représentativité des femmes ne s’y est pas améliorée. Elles représentent à peine 1,3% de la main-d’œuvre.

Selon les données de la Commission de la construction du Québec (CCQ), seulement 7% des employeurs embauchent des femmes. Peu de travailleuses accèdent au statut de compagnon, 19% seulement, et elles stagnent au statut d’apprenti, ce qui se traduit par un revenu considérablement plus bas que celui des hommes. En bout de ligne, 60% des travailleuses abandonnent leur métier après cinq ans seulement.

Le Québec fait bien piètre figure considérant que la moyenne canadienne pour la représentativité des femmes dans les métiers et occupations de la construction est de 3%. En Alberta, où l’industrie connaît une hausse historique, les femmes représentent 5,9% de la main-d’œuvre.

« Force est de constater que le Programme d’accès à l’égalité, dont les mesures étaient volontaires, est un échec total », de déclarer Jennifer Beeman, sociologue du travail et rédactrice principale de l’étude. Mis en place de 1997 à 2006, ce programme devait hausser la représentativité des femmes dans l’industrie de la construction à 2% pour l’an 2000.

Devant les constats de l’étude du CIAFT, Mme Beeman est catégorique. « Ça prend des mesures concrètes, contraignantes et durables. Nous ne pouvons pas répondre à des problèmes structuraux graves par de simples projets pilotes ponctuels. » Elle insiste aussi sur l’urgence d’agir parce que « la situation est plus que difficile et que les droits fondamentaux des travailleuses sont bafoués. »

Une majorité de femmes ayant participé à l’étude, soit 26 sur 35, ont affirmé ne pas avoir eu une bonne expérience en milieu de travail. Une majorité ont vécu des situations de discrimination ou du harcèlement psychologique ou sexuel.

Il ressort également de l’étude que les recours sont inadaptés et que les femmes victimes de harcèlement ne bénéficient pratiquement d’aucun soutien et ne connaissent pas leurs droits lorsque de telles situations surviennent.

S’adressant au gouvernement et, plus spécifiquement, au ministère du Travail, le CIAFT formule trois recommandations. Il réclame une structure de soutien indépendante pour traiter les cas de harcèlement psychologique et sexuel, ainsi qu’un programme de sensibilisation et de prévention destiné aux travailleurs, aux employeurs et aux syndicats.

Le CIAFT recommande aussi une obligation contractuelle pour l’embauche de cohortes de travailleuses pour assurer un minimum de 4% de femmes sur les chantiers des projets publics majeurs.

Finalement, il souhaite la mise en place d’une structure de formation, de placement et de suivi destinée aux femmes.

« J’ai été barmaid pendant 12 ans, je me pensais immunisée », raconte Karyne Prégent qui a oeuvré pendant dix ans comme charpentière-menuisière.

La discrimination systémique à l’embauche est une problématique bien réelle et difficile à prouver. « Je suis déjà allée porter mon cv et l’employeur l’a déchiré devant tous les travailleurs du chantier, en riant et en me disant : « oui, oui chérie, je t’appelle! ».

Plus subtilement, les employeurs répondent fréquemment qu’ils ont déjà embauché des femmes et que « ça n’a pas bien fonctionné». « Ça veut dire quoi ça? Avec les hommes, ça va toujours bien? Le message est clair : ils n’en veulent pas de femmes. »

Une fois embauchée, les travailleuses ne sont pas au bout de leurs peines parce que le harcèlement vient également des autres travailleurs, des contremaîtres et des sous-traitants, et est toléré par tous. « Et c’est un éternel recommencement, à chaque nouveau chantier. »

Mme Prégent a donné des exemples à faire friser les oreilles. « On est en 2012, personne ne devrait laisser passer des commentaires comme ça. Les contremaîtres devraient intervenir. C’est aussi la responsabilité de l’employeur de voir à ce qui se passe sur son chantier. »


Où sont les syndicats?

Aujourd’hui, Karyne Prégent est libérée à temps plein par la CSN-Construction pour s’occuper du dossier de la condition féminine. Elle milite actuellement pour la création d’un réseau de travailleuses de la construction. « Les femmes ont peur des représailles. Elles vont se taire plutôt que de dénoncer une situation d’abus. Même avec 25 000 employeurs, l’industrie de la construction est un petit milieu, surtout si vous êtes une femme. »

Jennifer Beeman a aussi indiqué que 27 travailleuses ont refusé de participer à l’étude par peur de représailles.

Pour Mme Prégent, s’impliquer syndicalement représente une opportunité privilégiée pour venir en aide aux travailleuses directement. « C’est la première ressource vers laquelle elles devraient se tourner en cas de problème. »

Pourtant, ce n’est pas le cas actuellement. C’est aussi l’un des constats de l’étude du CIAFT. Comment expliquer que les organisations syndicales ne soient pas plus sensibles à la réalité de ces travailleuses et à la question des femmes dans l’industrie de la construction de façon générale?

« Les syndicats de la construction sont aussi des milieux d’hommes. La discrimination systémique traverse toute l’industrie. Les femmes ayant des rapports problématiques avec leur syndicat se retrouvent donc complètement seules », de souligner Jennifer Beeman.

Pour Karyne Prégent, le monde syndical doit impérativement prendre acte de ce qui se passe sur les chantiers et agir. C’est ce qu’elle a choisi de faire.

« Il y a tellement de choses qui n’ont pas de bon sens. On n’accepterait pas ça dans aucun autre milieu de travail, mais parce que c’est la construction, un monde d’hommes, c’est correct. Ce n’est pas vrai, personne n’a à endurer ça. »

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