Une obsession vice-royale de Harper

2013/01/31 | Par Me Christian Néron

L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie

La passion de Stephen Harper pour les symboles de puissance ne surprend plus personne. Cette fois-ci, il aimerait faire des lieutenants-gouverneurs des vices-rois du Canada. Quelques questions toutefois se posent : en changeant simplement l’appellation de ces dignitaires pourrait-il parvenir à modifier insidieusement certaines attributions liées à leur fonction ?

Ou cherche-t-il seulement à rajouter un peu de lustre à une institution autrefois si prestigieuse ? Ou s’agit-il d’une façon d’accroître – discrètement – les prérogatives sans cesse grandissantes et toujours plus autoritaires exercées par le premier ministre du Canada ? Celui qui peut créer et nommer à volonté des vices-rois, n'est-il pas déjà un peu « roi » lui-même ! Ou « empereur », pourquoi pas !!!

Tout d’abord, qu’en est-il du sens commun de l’expression « vice-roi » ? Voyons à ce sujet ce qu’il en est dans la tradition anglaise. En droit anglais, le titre de vice-roi a été utilisé dans des circonstances précises, et n’a jamais été confondu avec celui de gouverneur.

Ça été le cas pour l’Irlande à partir du milieu du XIV ième. Le roi Édouard III avait alors conféré ce titre à son fils Lionel, duc de Clarence, époque où il lui avait octroyé l’Irlande à titre « d’apanage » du domaine royal.

En vertu du droit féodal, le duc de Clarence recevait ce fief avec pleins pouvoirs et devenait vassal de son père à qui il devait hommage et fidélité. Pour le reste, Lionel pouvait gouverner son fief et y exercer les droits de justice comme tout seigneur féodal.

Les prérogatives féodales exercées – souverainement – par le vice-roi d’Irlande n’avaient rien de comparable aux attributions administratives clairement délimitées d’un gouverneur dans une dépendance coloniale.

Un gouverneur était simplement un officier du roi chargé d’administrer l’une de ses colonies conformément à certains pouvoirs délégués et précisés dans une commission et des instructions écrites.

De plus, le gouverneur devait rendre compte de son administration devant le Conseil privé de Sa Majesté; il pouvait aussi être poursuivi en justice par les justiciables de la colonie où il avait officié pour ses fautes civiles et criminelles.

En plus des cas de l’Irlande, le titre de vice-roi a aussi été conféré au gouverneur des Indes à partir de 1858. Mais dans ce cas, le titre était purement et simplement honorifique puisque ses pouvoirs administratifs lui étaient conférés selon la procédure habituelle par une commission et des instructions octroyés à titre de gouverneur.

À l’exception de ces deux cas, les officiers de la Couronne chargés d’administrer des colonies ne portaient que le titre de gouverneur et ne pouvaient prétendre exercer des prérogatives et des pouvoirs discrétionnaires étendus à l’image du vice-roi d’Irlande.

Toute incertitude à ce sujet a d’ailleurs été définitivement tranchée en 1773 par lord Mansfield, juge en chef du royaume, à l’occasion du jugement qu’il a rendu dans l’affaire Fabrigas c. Mostyn.

Dans cette affaire, un habitant de l’Île de Minorque, Antonio Fabrigas, poursuivait le gouverneur Mostyn pour une somme de 10,000 £ pour avoir été arbitrairement emprisonné pendant six jours, puis expulsé de l’île pour une période de douze mois.

Au cours des plaidoiries, l’un des procureurs du gouverneur Mostyn, dans une tentative maladroite de justifier la conduite de son client, avait allégué qu’à titre de « vice-roi » de la colonie, le gouverneur Mostyn détenait l’autorité légale d’emprisonner et d’exiler un justiciable sans aucune forme de procès. Sa maladresse lui valut une réplique cinglante de la part de lord Mansfield : 1

« Soumettre des propositions aussi monstrueuses devant une cour de justice en Angleterre qu’un gouverneur, agissant sous l’autorité des lettres patentes qui lui ont été octroyées sous le Grand Sceau de Sa Majesté, peut se comporter selon son bon plaisir; qu’il n’a de compte à rendre qu’à Dieu et à sa conscience; qu’il peut se conduire tel un souverain absolu; qu’il peut s’en prendre à la propriété d’autrui; qu’il peut piller tout ce qui lui tombe sous la main; qu’il peut inquiéter toute personne dans l’exercice de ses libertés; et prétendre par-dessus tout n’avoir aucun compte à rendre de sa conduite : voilà une doctrine insoutenable devant une cour de justice dans ce pays-ci ».2

Cette décision a marqué la jurisprudence anglaise sur bien des points, mais également en ce qui a trait au titre et aux attributions d’un gouverneur dans une colonie.

Les gouverneurs ne sont absolument pas des vice-rois, mais de simples « officiers » de la Couronne, officiers exerçant des compétences strictement précisées et délimitées par leur commission et instructions écrites.

La décision de lord Mansfield a définitivement tranché tout questionnement ou hésitation possible à ce sujet : plus aucun procureur, plus jamais personne n’a osé prétendre qu’un gouverneur d’une colonie était l’égal d’un vice-roi.

D’ailleurs, cette expression n’apparaît jamais dans la jurisprudence ni sous la plume des auteurs anglais. Elle n’est pas utilisée non plus comme synonyme ou comme expression générique pour le mot gouverneur.

Donc, l’usage inopiné de l’expression est inadéquat et exhibe encore une fois un excès de romantisme féodal de notre premier ministre, loyal et infatigable Grand Vassal de Sa Majesté, Reine d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, Impératrice des Indes, du Canada, de l’Alberta, de…


RÉFÉRENCES :
1. Lord Mansfield, « Lord Chief Justice of England » de 1756 à 1788, considéré comme le plus grand juriste anglais du XVIIIème s. et l’un des plus importants de l’histoire juridique de l’Angleterre.
2. Fabrigas c. Mostyn, State Trial, vol. XX, London, 1814, à la page 231.