Journal de Montréal : deux ans après le lock-out

2013/02/06 | Par Maude Messier

« La CSN vit au temps des chevaliers. Elle savait que ce serait un duel, mais s’attendait à ce que ça se passe selon les règles chevaleresques. Mais l’adversaire, c’était Rambo en personne, le couteau entre les dents, qui applique une politique de la terre brûlée. » - Patrick Gauthier, ex-lock-outés du Journal de Montréal.

Le 26 février 2011 marquait la fin du plus long conflit de travail de l’histoire des médias québécois. Les lock-outés du Journal de Montréal entérinaient à 64,1 % les offres patronales, après 764 jours passés à la rue.

Pourquoi en parler encore deux ans plus tard? Parce que le sujet n’est pas clos, sous bien des angles.

Le système de relations de travail en vigueur au Québec repose sur l’équilibre dans les rapports de force entre les parties syndicale et patronale. Au Journal de Montréal, comme au Journal de Québec et ailleurs, c’est là que le bât blesse : la loi devant empêcher l’embauche de travailleurs de remplacement, de «scabs», pour faire le travail de ceux qui sont dans la rue est désuète et ne remplit plus son mandat.

Si les dispositions de la loi anti-briseurs de grève ne sont pas modernisées, d’autres conflits comme ceux des deux grands quotidiens de Québecor surviendront encore, laissant des travailleurs à la rue pendant des mois sans que ça n’affecte vraiment l’employeur.

Au Journal de Montréal, Québecor a utilisé le travail des journalistes de l’extérieur, de l’Agence QMI notamment, pour alimenter en contenu ses pages. Elle a maintenu, et même augmenter, son tirage, tout en économisant sur la masse salariale.

Patrick Gauthier a débuté comme chroniqueur en 1988 au quotidien de la rue Frontenac, puis y a travaillé comme journaliste et, finalement, à titre de chef de pupitre. Sollicité par le Syndicat des travailleurs de l’information du Journal de Montréal (STIJM-CSN), il s’implique dès le printemps 2008 dans le comité de mobilisation en vue des négociations. Le conflit, il l’a vécu de l’intérieur; comme travailleur, lock-outé et militant.

Dans une entrevue accordée à l’aut’journal, il soutient que le conflit ne se serait pas éternisé de la sorte si les dispositions de la loi avait été actualisées. Il n’est pas convaincu qu’il y aurait même eu un conflit.


Pour la suite, prévenir plutôt que guérir

Quand on lui demande si le conflit au Journal de Québec a servi d’«école» pour Québecor en préparation des négociations pour le Journal de Montréal, Patrick Gauthier répond par l’affirmative. « Ils se sont préparés, ils ont fait leur plan de contingence. Faire faire le travail de l’extérieur, c’est là que ça a été testé. »

C’est la notion d’«établissement» qui pose spécifiquement problème, ou plutôt, l’absence de définition du terme, d’où les litiges d’interprétation.

En vertu du Code du travail, un employeur ne peut « utiliser, dans l'établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d'une personne à l'emploi d'un autre employeur ou ceux d'un entrepreneur pour remplir les fonctions d'un salarié faisant partie de l'unité de négociation en grève ou en lock-out ».

Or, cette notion date de 1977, soit bien avant la venue d’Internet et la multiplication des technologies qui favorisent le travail à distance.

La Commission des relations du travail (CRT) a rendu, en décembre 2008, une décision favorable au Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), qui représentait les syndiqués du Journal de Québec. Pour Patrick Gauthier, cette décision de la commissaire Bédard établissait une interprétation de la notion d’établissement « juste et moderne, qui respectait l’esprit de la loi, mais pas la lettre. Il y a des juristes qui s’en sont donné à cœur joie. »

Dans sa décision, la commissaire Bédard stipule que « dès le début du conflit, on a créé de toutes pièces une structure permettant de faire faire le travail des journalistes en lock-out par d’autres journalistes. Ces structures ont été mises en place dans le but de continuer à publier le Journal malgré le conflit. »

Surtout, la décision reconnaissait que le travail des journalistes et des photographes, entre autres, n’est pas confiné uniquement à l’intérieur d’un lieu physique, mais bien en plusieurs endroits : conférences de presse, Centre Bell, la Tribune de la presse du Parlement, etc.

Autrement dit, l’utilisation des travailleurs de remplacement et la publication de textes par l’entremise de Canoë et de l’Agence QMI, la réalisation de l’infographie du Journal de Montréal par la boîte Côté Tonic, la comptabilité à Saint-Jérôme, la page «5 minutes» à Paris et la révision linguistique à Québec et à Blainville, représentaient autant de pratiques ainsi jugées illégales par la CRT.

Cette décision a toutefois été renversée en Cour Supérieure du Québec en septembre 2009, soit huit mois après le déclenchement du lock-out au Journal de Montréal. Pour la partie syndicale, cela signifiait la perte de facto de son rapport de force.

Patrick Gauthier rappelle que les nombreux chroniqueurs ont poursuivi leur collaboration, malgré le conflit, « ce qui a permis de conserver une personnalité au journal pendant le conflit, bien qu’il ne soit plus réalisé par ses artisans. Les gens avaient l’impression d’avoir leur journal quand même. C’était une sorte de bel emballage brillant et bruyant. »

L’ironie, c’est qu’une des préoccupations syndicales au début des négociations était justement les balises de la libre circulation des contenus sur les différentes plateformes et journaux. M. Gauthier explique que la convention collective balisait jusque-là l’utilisation du travail des journalistes et des photographes. « Mais pour cette négo, c’est aussi l’alimentation du journal en contenu par les autres plateformes, dont l’Agence QMI qui nous préoccupait. Québecor voulait faire rouler le pipeline dans les deux directions. »

Le lock-out et les dispositions inadéquates de la loi anti-briseurs de grève ont justement permis de mettre en œuvre la salle de nouvelles telle que souhaitée par Québecor.


Stratégie syndicale

« On a vraiment senti un changement d’attitude, quandt ça a fait deux ans. Comme une barrière psychologique… Comme si on avait atteint la date d’expiration du conflit. Pourtant, c’est là que ça commençait… »

Quand on lui demande s’il est amer en repensant à l’issue du conflit, Patrick Gauthier sourit. « Écoute, on était à peu près cinquante qui auraient tout donné, malgré la désaffection de 80 % des autres. À un moment donné, je me suis retourné et j’ai compris que les autres ne suivaient plus, que c’était fini. Quand ça fait deux ans… On ne pouvait pas continuer seuls. »

L’offre patronale, qui a finalement été entérinée le 26 février 2011, n’était finalement pas très différente de celle rejetée à 89,3% quatre mois auparavant. Pourquoi la CSN a-t-elle présenté cette offre? « C’est ce que je disais plus tôt sur la motivation des gens. Quand la CSN a senti que la majorité était tannée, ça s’est arrêté là. Pierre Karl Péladeau a eu ce qu’il voulait, il a détruit un syndicat. »

Sur le plan stratégique, on a reproché beaucoup de choses à la CSN, dont le manque de « mordant », ou d’innovation dans ses moyens de pression. De toute évidence, l’appel au boycott du Journal de Montréal n’a pas eu les effets escomptés. Doit-on blâmer la CSN pour ses stratégies dans le conflit?

« La force de la CSN, c’est précisément l’autonomie qu’elle confère à ses syndicats. Dans mes fonctions au comité de mobilisation, j’ai toujours senti qu’on avait la liberté de faire ce qu’on voulait localement. Mais il faut être clair là, si on parle de moyens de pression et de rapport de force, on n’en avait juste pas de rapport de force! »

Sur le plan juridique, Patrick Gauthier croit que la CSN a sous-estimé la « férocité » et la « rage » de son adversaire.

« La CSN vit au temps des chevaliers. Elle savait que c’était un duel, mais s’attendait à ce que ça se passe selon les règles chevaleresques. Mais l’adversaire, c’était Rambo en personne, le couteau entre les dents, qui applique une politique de la terre brûlée. »

Par exemple, alors que la première partie du conflit reposait justement sur une bataille juridique, il indique que Québecor a créé une filiale juridique de 4 ou 5 avocats qui se consacraient spécifiquement au conflit. Le STIJM bénéficiait du soutien du service juridique de la CSN, au même titre que tous les autres syndicats. « Je comprends, mais c’est une unité de crise que ça aurait pris. Il aurait fallu être à armes égales, et ce n’était pas le cas. »

Il affirme ne pas avoir de rancoeur envers la CSN et insiste sur le fait que Pierre Karl Péladeau n’est pas un adversaire comme les autres. « Hey, on en a fait des affaires! La plupart des employeurs seraient revenus à la table de négociations pour ne pas nuire à leur image, lui il mordait plus fort! C’était difficile de prévoir ses orientations, il ne réagissait jamais en vrai chef d’entreprise. Il avait toujours des réactions surprenantes, très émotives. »


Un syndicat « bicéphal »

Le STIJM représentait deux catégories distinctes d’employés : ceux de la rédaction et les employés de bureau.

Patrick Gauthier rappelle que les demandes patronales initiales ne comportaient pas de coupures de postes dans la salle de rédaction. « Au contraire, il y avait des ajouts, une douzaine de postes si je me souviens, en prévision justement de l’expansion de l’utilisation des plateformes web. Les coupures concernaient surtout les filles des petites annonces et la comptabilité. Ça représentait environ 90 postes. »

À son avis, pour se débarrasser des petites annonces, l’objectif initial si l’on en croit les demandes patronales, la direction a misé sur la tactique de la division.

Au journal depuis 1988, M. Gauthier affirme que la salle de rédaction n’avait jamais été aussi jeune. « Près du tiers des employés n’avaient pas trente ans. Il [l’employeur] s’est dit qu’une partie des employés n’avaient pas d’attachement historique avec ces filles-là. Que les jeunes ne voudraient pas se retrouver dans la rue pour sauver les jobs à 65 000 $ pour des gens qui n’ont pas de secondaire 5. »

Dès le dépôt des demandes patronales, la première action du STIJM a été de rassembler les employés visés par les coupures dans la salle de rédaction.

« Pour plusieurs, c’était la première fois qu’ils se voyaient. Ça permettait de mettre un visage sur un titre d’emploi. Le Journal de Montréal, ce sont elles! Tu ne peux pas juste dire ‘‘merci bonsoir’’ trente ans plus tard. »

Le Journal de Montréal, fondé dans la foulée de la grève des typographes de La Presse en 1964, s’est historiquement établi et enrichi grâce aux annonces classées.

À une autre époque, alors que le rapport de force se trouvait du côté des petites annonces, les autres employés en ont bénéficié pour améliorer leurs conditions de travail.

« Cette solidarité était un juste retour des choses, explique-t-il. Ça a marché pendant deux ans. »

Quoiqu’on en dise, le lock-out au Journal de Montréal s’est soldé par une défaite cuisante pour l’ensemble du mouvement syndical québécois, qui n’a pas fini d’en subir les conséquences. Au-delà du Journal de Montréal, l’empire médiatique de Québecor, c’est aussi le porte-étendard idéologique d’un anti-syndicalisme véhiculé via toutes ses plateformes.

Du Journal de Montréal aux journaux de Sun Media, en passant par Canoë et TVA, l’acrimonie envers les travailleurs syndiqués est réelle. La surexposition des idées de l’Institut économique de Montréal, des récriminations du Conseil de patronat et des chroniques vilipendant les travailleurs de la fonction publique et parapublique sont légion.

L’importance de l’opinion publique dans un conflit de travail ne doit pas être sous-estimée, la hargne de l’adversaire non plus. La convention collective au Journal de Québec arrive à échéance en août prochain; à suivre.