Le libre-échange Canada-Europe et le prédicateur

2013/02/15 | Par Sylvain Martin

L’auteur est directeur des TCA-Québec

En lisant un extrait d'un discours de Jean François Lisée sur l’état des négociations du libre-échange Canada-Europe et en voyant sa caricature dans La Presse où Chapleau le présente en candidat à la succession du pape Benoît XVI, je me suis dit que Chapleau n'était pas si loin de la vérité.

Je n'ai pu m'empêcher d'avoir l'image d'un Mgr Lisée nous prêchant la bonne nouvelle du haut de sa chaire avec toute l'arrogance qu’une personne peut avoir quand elle nous dicte la voix à suivre, tout en exigeant une confiance aveugle de notre part.


Une profession de foi contraire à la culture syndicale

Quand je lis la partie portant sur le libre-échange du discours de Jean-François Lisée devant le Conseil des relations internationales de Montréal, je me rends compte qu’il me demande une profession de foi qui est contraire à toute ma culture syndicale qui repose, entre autres, sur la certitude que les travailleurs sont capables de jugement et d'analyse critique.

D’entrée de jeu, Mgr Lisée nous dit que notre intérêt pour un tel accord de libre-échange s’arrête « lorsque les ententes menacent notre capacité, en tant que démocratie, de faire nos propres choix de politiques publiques. Ce n’est pas négociable ».

Fort bien, mais regardons tout de même les choses d’un peu plus près.


« 
Tout au plus », quelques milliers d’emplois

« L’éducation, la santé, l’eau, la gestion de l’offre, rien de cela n’est négociable ou en voie de négociation. Rien dans l’accord n’incite nos gouvernements ou nos villes à privatiser quelque service que ce soit », déclare Lisée.

« Il s’agit TOUT AU PLUS, enchaîne-t-il, de permettre à des entreprises européennes d’entrer en compétition avec des entreprises québécoises et canadiennes pour un plus grand nombre de contrats qu’auparavant, mais dans le cadre légal québécois d’aujourd’hui et de demain. »

J’aime son « tout au plus »! Sur les marchés publics québécois, c’est-à-dire les appels d’offres supérieurs à 315 000 $ du gouvernement du Québec, les municipalités et les institutions publiques et les multinationales européennes pourront entrer en compétition avec les entreprises du Québec.

J’ai déjà déploré, dans mes éditoriaux précédents, l’absence d’une véritable politique d’achat chez nous et je donnais l’exemple des camions Paccar ou des autobus Nova Bus, alors que ces mêmes entreprises se voient fermer le marché américain en vertu du Buy America Act.

Je constate qu’avec le futur traité de libre-échange, on ne roule pas dans la bonne direction. C’est vrai pour le transport, mais également pour plusieurs autres secteurs économiques. Va-t-on nous dire que c’est « tout au plus » quelques milliers d’emplois qui sont en jeu!?

Bien entendu, on nous fait miroiter l’ouverture de l’énorme marché européen. Comme on nous a fait miroiter l’énorme marché américain avec l’ALENA. Ce qui n’a pas empêché le Buy America Act de protéger le marché américain et d'éliminer le Pacte de l’automobile qui protégeait le marché canadien.


« Tout au plus », des demi-vérités

Lisée nous dit que « rien dans l’accord n’incite nos gouvernements ou nos villes à privatiser quelque service que ce soit ». Mais le groupe Attac-Québec, qui suit de près ces négociations, a relevé le fait qu’une fois qu’un service est privatisé, il ne sera plus possible de le « renationaliser » ou de le « remunicipaliser »! L’affirmation de Lisée est « tout au plus » une demi-vérité!

Sur la question de la gestion de l’offre des produits laitiers, des œufs et de la volaille, qui est le pilier de l’agriculture québécoise, le ministre Lisée a été obligé d’admettre, en réponse aux questions des journalistes, qu’il n’était pas exclu que le Canada doive accorder quand même aux producteurs européens des quotas d’exportation de fromages supplémentaires.

En échange, le Canada veut pouvoir exporter en Europe plus de bœuf de l’Ouest et de porc du Québec. On remplacerait donc des fermes laitières par « tout au plus » quelques mégaporcheries! Comment Lisée peut-il affirmer que « rien n’entame notre capacité de favoriser des choix sociaux ou environnementaux » quand on connaît les conséquences environnementales de l’implantation des mégaporcheries?!


« Tout au plus », une partie de notre souveraineté

Un des aspects les plus importants de ces accords de libre-échange, c’est la capacité donnée aux investisseurs de poursuivre un gouvernement qui aurait, par exemple, modifié sa politique environnementale. C’était le fameux « chapitre 11 » de l’ALENA.

À ce sujet, Lisée nous dit que « depuis l’ALENA, cette capacité a été sévèrement balisée. Une entreprise ne peut plus se plaindre de modifications législatives ou réglementaires, ni de changements au régime de la propriété intellectuelle. L’investisseur ne peut plus prétendre à un recours punitif. La période où sa plainte peut être déposée est réduite. Le processus est désormais transparent. Pour l’essentiel, il ne s’agit plus maintenant que de permettre à l’investisseur de contester spécifiquement une mesure vexatoire ou arbitraire qui lui causerait un tort direct. »

Que le processus soit plus transparent, balisé et la période de temps pour déposer une plainte réduite ne change rien au fait que c’est une mesure antidémocratique, allant à l’encontre de la souveraineté des États et, par le fait même, de la volonté populaire!

De plus, selon Attac-Québec, cette question serait loin d’être réglée. Il y aurait un important bras de fer entre le Canada et l’Europe sur cet enjeu, l’Europe voulant une mesure beaucoup plus musclée.

Pourquoi ne pas s’inspirer plutôt de pays comme l’Australie, l’Afrique du Sud et l'Inde qui refusent systématiquement d’inclure de telles dispositions dans les ententes de libre-échange qu’ils négocient?

Enfin, Lisée essaie de nous rassurer sur le front culturel en affirmant que « le libellé adopté offre à notre action culturelle une solide protection ». Quand on voit comment il interprète la loi 101 en se prononçant pour le bilinguisme des guichetiers des stations métro dans le centre-ville de Montréal, son affirmation n’a rien de rassurant! « Tout au plus », une petite entorse!


Le prédicateur

On m’a déjà raconté qu’autrefois, dans le temps du carême, il y avait des prédicateurs forts en gueule qui parcouraient les paroisses pour prononcer des prêches aux fidèles. On les envoyait surtout dans les paroisses où les curés n’avaient pas de talents oratoires.

J’ai l’impression que c’est ce à quoi on assiste avec Lisée. Le dossier du libre-échange Canada-Europe relève du ministre des Finances Nicolas Marceau, qui n’est pas le ministre le plus charismatique du gouvernement.

Quant au négociateur en chef pour le Québec, Pierre-Marc Johnson, il préfère garder un profil bas étant donné les soupçons de conflit d’intérêts qui pèsent sur lui parce qu’il siège au Comité de prospective de Veolia Environnement, une compagnie française spécialisée dans la gestion de l’eau, les services sociaux, l’énergie, les transports, et parce qu’il est membre du bureau d’avocats Heenan Blaikie impliqué dans à peu près tous les grands domaines économiques couverts par le dossier du libre-échange.

Dans ces circonstances, le gouvernement du Québec avait besoin d’un bon porte-parole, d’un ministre reconnu pour ses talents de communicateur, en somme d’un prédicateur.