La Grande Paix de juillet 1864

2013/05/03 | Par Christian Néron

Membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

Le Canada anglais a, sauf exception, sans cesse désavoué la théorie des deux nations. Elle ne serait fondée sur aucun texte politique, légal ou constitutionnel. Il s’agirait tout au plus d’une autre invention de nationalistes canadiens [français] pour promouvoir le bilinguisme et le biculturalisme au Canada.

À première vue, les négationnistes semblent avoir raison puisqu’il ne se trouve, de l’époque de la Confédération, aucun titre, aucun document explicite qui soutienne cette théorie. Et, à l’occasion de la Conférence de Québec, tenue en octobre 1864, aucune déclaration officielle ou publique des Pères fondateurs n’est venue attester que le projet de confédération fût l’œuvre de deux nations oeuvrant conjointement à l’établissement des fondements d’un nouveau pays. Plus encore, rares ont été les déclarations publiques où il a été question de «nation» ou de «nouvelle nationalité» pour le Canada.

En fait, il pouvait difficilement y avoir «deux» nations puisque les fils d’Anglais, d’Écossais, d’Irlandais protestants et d’Irlandais catholiques présents à la Conférence de Québec étaient encore loin de se considérer comme les membres d’une même nation. À prime abord, ces gens-là se voyaient surtout comme les héritiers de vieilles traditions où, pendant des siècles, tous les litiges dynastiques, frontaliers et autres trouvaient leur dénouement dans des affrontements violents et sanglants. Le seul point sur lequel ils étaient parvenus à se rapprocher était l’usage de l’anglais, langue commune. En conséquence, le simple fait de les amener à s’asseoir autour d’une table pour discuter civilement d’une solution politique à une question litigieuse était plutôt un succès.

Mais, dans la mesure où l’adhésion ou l’identification à une langue commune peut favoriser des discussions et des rapprochements, et nouer des liens de solidarité autour d’intérêts communs, il serait possible, en simplifiant la réalité, de parler de l’émergence d’une nation «linguistique», surtout dans un contexte politique où il y avait déjà, en face d’eux, une nation « historique », nation organisée, structurée et bien implantée, nation s’exprimant dans la langue officielle du pays depuis plus de deux siècles, c.-à-d. la langue française.

Quant aux autres causes de désaveu de la théorie des deux nations, on peut y discerner le résultat d’un oubli, de la disparition, de l’élimination de notre mémoire collective d’un évènement pourtant significatif de notre histoire constitutionnelle. Au fait, qui a déjà entendu parler du «Pacte de juillet 1864» ?

Au cours de ce mois-là, les hommes politiques qui venaient tout juste de former la Grande coalition de juin 1864 avaient discuté et convenu, à portes closes, des grands principes d’une nouvelle constitution pour le Canada. Malgré l’importance des enjeux alors en cause, ils n’ont toutefois laissé ni notes ni procès-verbaux sur le contenu de leurs engagements stratégiques et constitutionnels. L’étonnante discrétion des ministres, également, a fait en sorte que la presse de l’époque ne fut aucunement alertée de l’importance des pourparlers en cours. Ce que nous en savons tient surtout à des déductions, à de brèves allusions et à des déclarations implicites sur ce qui a alors été discuté et décidé par les «plénipotentiaires» des deux Canada.

Or, il se trouve que George Brown, ce réformiste bruyant et inquiétant du Haut-Canada, celui-là même qui, depuis une quinzaine d’années, avait pesté contre l’Union et galvanisé les esprits radicaux de sa province contre le Bas-Canada, nous en a fait part furtivement, mais clairement, à l’occasion de sa longue allocution en faveur de la confédération devant le Parlement du Canada-Uni le 8 février 1865. À un moment donné, il échappe une phrase qui ne laisse pas d’intriguer : «Et telle a été la loyauté irréprochable dont ont fait preuve, du début jusqu’à la fin, ceux [c.-à-d. les ministres de la coalition] qui ont mis à exécution le Pacte de juillet dernier [1864] …»1. Ainsi, on apprend tout-à-coup que les hommes politiques des deux Canada ont conclu un «pacte» et que George Brown, ce radical et enragé du Haut-Canada, se montre satisfait de ce qu’il a été loyalement exécuté. De quoi s’agit-il au juste ?

De quel pacte les ministres canadiens ont-ils convenu en juillet 1864 ? Pour s’en faire une idée, on n’a qu’à suivre attentivement l’allocution de Brown devant les parlementaires. Ainsi, on constate que pour lui le projet de confédération comprend deux aspects connexes, indissociables : soit celui du règlement des «maux et injustices» qui risquaient de jeter le Canada dans une guerre civile impitoyable; et celui des avantages et de l’organisation de la nouvelle constitution. En suivant le discours de Brown, nous nous attarderons au premier aspect soulevé, soit celui du règlement des «maux et injustices»2.

En examinant la structure de cette allocution, qui par ailleurs, a duré une journée entière, on constate que le contenu de la première partie est une sorte de compte-rendu des enjeux majeurs sur lesquels les ministres s’étaient entendus lors de ce mystérieux «Pacte de juillet 1864». À y regarder de près, on se rend compte que, à ce moment-là, les «deux nations» venaient, par la conclusion d’un «traité de paix», de décider de l’avenir de leur pays en jugulant le spectre d’une «terrible guerre civile» qui menaçait d’éclater.

D’entrée de jeu, Brown déclarait que le projet sous étude constituait un dénouement heureux à une lutte sans merci qui avait «absorbé la moitié de la durée d’une vie humaine3». Étonnement, on y apprend que les opprimés, les victimes, ceux qui avaient lutté courageusement depuis tant d’années pour obtenir justice, et justice seulement, étaient les Haut-Canadiens, les «descendants des conquérants», les «enfants des vainqueurs4», selon les expressions choisies par Brown pour illustrer sa vision sans équivoque d’un Canada résolument colonial.

Pour ce qui est de leurs oppresseurs, ceux qui depuis si longtemps leur causaient tant de «maux et d’injustices», Brown désignait nommément les Bas-Canadiens, les «descendants des conquis», les «enfants des vaincus». À de nombreuses reprises, il a eu recours à ces expressions qui ne laissaient aucune ambiguïté sur l’identité et le statut des deux groupes impliqués dans le pacte.

On y apprend aussi que les «maux et injustices» infligés aux «enfants des conquérants» étaient rendus tels, que leur désespoir était si profond qu’ils se sentaient désormais justifiés de recourir aux grands moyens, à des mesures extrêmes5, pour se libérer du joug de leurs oppresseurs6, pour rétablir, en somme, la justice à laquelle ils avaient droit. Compte tenu de ce que Brown avait claironné pendant des années dans son journal The Globe, à savoir que le sang finirait par couler si les Bas-Canadiens ne consentaient pas à réviser les termes de l’Union, il est facile de saisir à quoi il référait en parlant de la légitimité de recourir aux grands moyens, à des mesures extrêmes. Rien de plus, rien de moins, le Canada [français] courait aveuglément au devant d’une guerre civile qui lui aurait été fatale.

De manière alarmante, Brown cite plein d’exemples tragiques de litiges aussi graves que ceux que le Canada venait de régler et qui avaient dégénéré en guerres sanglantes : la guerre civile qui dévastait les États-Unis, la guerre de libération nationale en Italie, les guerres en Hollande et Belgique, en Autriche et en Hongrie, au Danemark et en Allemagne, en Russie et en Pologne7. Heureusement, nous apprend-il, les hommes politiques du Haut-Canada sont de fins diplomates, des gens raisonnables et calmes, capables de tendre la main, de discuter, de faire des compromis, de régler civilement et à l’amiable les «maux et injustices» qu’ils subissaient depuis si longtemps sous le joug de leurs oppresseurs, les « enfants des conquis ». Ils ne demandent que la justice, répète-il à de nombreuses reprises : «La justice que réclame le Haut-Canada, il faut qu’il l’ait, et qu’il l’ait maintenant»8. Les Bas-Canadiens auront sans doute compris que le temps était venu pour eux de rendre justice à ces partenaires exaspérés. Ils l’auraient même échappé belle, tellement l’indignation des «descendants des conquérants» avait atteint un point critique et sans retour.

C’est donc en juillet 1864 que cette grande paix a été conclue entre les «deux nations», entre les oppresseurs et les opprimés. Jamais le mot «nation» n’a été utilisé par Brown lors de sa longue allocution, mais ses expressions étaient claires, concrètes, hautement évocatrices de l’identité des parties en cause qui ont réglé juste à temps, à «l’amiable et dans le calme», un litige d’une ampleur telle qu’il risquait de précipiter les deux Canada dans le gouffre d’une guerre civile.

Tout au long de son discours, Brown ne ménage pas ses mots pour bien faire entendre que les Canadiens [français] étaient rendus à la croisée des chemins, à l’heure de vérité pour leur sécurité collective et leur avenir politique : ils se devaient de choisir « maintenant » entre, d’une part, l’éventualité d’une guerre civile, et de l’autre, la réalité d’un système fédéral qui, par ailleurs, leur «garantissait» une pleine autonomie sur le plan provincial. Entre la hache de guerre et un calumet de paix, un choix pensé et présenté aux conditions du Haut-Canada, ils ont jugé que le moment était enfin venu de «fumer» à la sécurité et à l’avenir de leur province, le Bas-Canada. Couteau sous la gorge ou fusil sur la tempe, le moment était sans doute idéal pour faire preuve d’un peu d’ouverture d’esprit et de rendre enfin justice aux «descendants des conquérants» dont la patience exaspérée avait atteint son degré limite : « La justice que réclame le Haut-Canada, il faut qu’il l’ait, et qu’il l’ait maintenant ».

C’est à ce moment-là, assez peu connu aujourd’hui, que l’une des décisions les plus importantes de notre histoire constitutionnelle a été scellée. La théorie des deux nations n’est donc pas une pure construction de l’esprit, mais elle tire son origine, en partie du moins, de la «Grande Paix de juillet 1864». Voilà un heureux règlement qui illustre une fois de plus l’implacable maxime constitutionnelle du Canada : « D’un coup bas à l’autre ».


RÉFÉRENCES :

1 Parliamentary Debates on the subject of the Confederation, Québec, Hunter, Rose & Co., 1865, à la page 91, [notre traduction].
2 Débats parlementaires sur la question de la confédération, Québec, Hunter, Rose & Co., 1865, aux pages 83, 84 et 86.
3 Ibid. à la page 82.
4 Ibid. à la page 84.
5 Ibid. à la page 83.
6 Ibid. à la page 96.
7 Ibid. à la page 84.
8 Ibid. à la page 86.