Le français, langue commune : une valeur qui favorise le bien commun

2014/01/27 | Par Charles Castonguay et Bernard Taylor


Mémoire
à

la Commission des institutions

sur
le projet de loi n° 60 :

Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement



par


Charles Castonguay et Bernard Taylor

Le 18 décembre 2013

Le français, langue commune :
une valeur qui favorise le bien commun




Résumé

Par ses articles 40 et 41, le projet de loi 60 propose d’inscrire dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne, aux côtés de l’égalité homme-femme et de la laïcité de l’État, la « primauté du français » comme « valeur fondamentale de la nation québécoise ». Il serait préférable d’y inscrire en tant que valeur fondamentale le français, langue commune, pour toutes les excellentes raisons données en 1973 par la Commission Gendron et en 1977 par le gouvernement de René Lévesque. À commencer par celles de cohésion et de justice sociales.


Les auteurs

Charles Castonguay

Professeur à la retraite du Département de mathématiques et de la statistique à l’Université d’Ottawa, Charles Castonguay suit de près la situation linguistique au Canada et au Québec depuis plus de quarante ans. Il vient de signer aux Éditions du Renouveau québécois Le français, langue commune. Projet inachevé.

Bernard Taylor

Bernard Taylor a fait des études de français et a enseigné le français en Angleterre et en Éthiopie. Par la suite, il a travaillé dans plusieurs pays francophones d’Afrique.  Actuellement il travaille dans la coopération internationale sur la question des liens entre l’exploitation des ressources naturelles et les conflits armés en Afrique. En tant que néo-Québécois, il défend la place et le rôle du français au Québec.


Le français, langue commune : une valeur qui favorise le bien commun

Par ses articles 40 et 41, le projet de loi 60 propose d’inscrire dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne, aux côtés de l’égalité homme-femme et de la laïcité de l’État, la « primauté du français » comme « valeur fondamentale de la nation québécoise ». Il serait préférable d’y inscrire en tant que valeur fondamentale le français, langue commune, pour toutes les excellentes raisons données en 1973 par la Commission Gendron et en 1977 par le gouvernement de René Lévesque. À commencer par celles de cohésion et de justice sociales.

C’est en effet au sortir de la Révolution tranquille que faire société en français, c’est-à-dire faire du français la langue publique commune du Québec, émerge comme consensus au sein de la nouvelle société québécoise. Insatisfait de la politique de bilinguisme qu’avait dessinée pour le Canada, en 1967, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le Québec met sur pied en 1968 sa propre Commission d’enquête sur la situation du français et les droits linguistiques, ou Commission Gendron. Au terme de quatre années de travaux, le rapport Gendron recommande en 1973 de « faire du français la langue commune des Québécois », c’est-à-dire « une langue que tous connaissent et sont capables d’utiliser, de telle sorte qu’elle puisse servir naturellement sur le territoire du Québec de moyen de communication entre Québécois de toute langue et de toute origine ».

Parmi les raisons justifiant cette recommandation, le rapport souligne la situation des francophones qui vivent tels des étrangers dans leur propre pays. Qui, pour s’épanouir à Montréal et dans l’Outaouais, pour gravir les plus hauts échelons, doivent parler l’anglais. « Il y aura toujours au Québec une masse unilingue francophone, aussi bien dans la région métropolitaine qu’en province. Ces personnes devraient pouvoir circuler sur toute partie du territoire du Québec en se servant de la seule langue qu’elles connaissent, le français », écrit la Commission. Il s’agit d’assurer le plein épanouissement de la majorité francophone du Québec, en tout premier lieu dans le monde du travail à Montréal.

Quarante ans plus tard, ce souci de justice sociale demeure tout aussi pertinent. Au dernier recensement, 52 % des Québécois, dont près de 4 millions de francophones et plus d’un quart de million d’allophones, ont déclaré pouvoir soutenir une conversation en français mais non pas en anglais. À l’inverse, moins de 5 %, soit moins de 200 000 anglophones et moins de 200 000 allophones, ont déclaré pouvoir parler l’anglais mais non le français. Le français demeure à l’évidence la langue la mieux en mesure d’assurer la justice et la cohésion sociales dans le Québec d’aujourd’hui.

Un an après le rapport de la Commission Gendron, le gouvernement de Robert Bourassa fait un grand pas vers le français, langue publique commune avec la loi 22 qui, en 1974, proclame le français langue officielle du Québec. Le gouvernement de René Lévesque renforce ce choix en 1977 avec la Charte de la langue française. 

Le livre blanc que Camille Laurin dépose en mars 1977 présente avec éloquence le français, langue commune en tant que garante de la cohésion sociale : « Autant la pluralité des moyens d'expression est utile et féconde sur un même territoire, autant il est nécessaire qu'au préalable, un réseau de signes communs rassemble les hommes. Sans quoi ne sauraient subsister la cohésion et le consensus indispensables au développement d'un peuple.

« En affirmant que dans une société comme le Québec tous doivent connaître la langue française, le Gouvernement n'entend pas empêcher qu'on apprenne et qu'on parle aussi d'autres langues. Il veut simplement assurer une communauté foncière d'expression, semblable à celle que l'on retrouve d'ailleurs dans toutes les sociétés normales, y compris dans le reste du Canada où l'anglais est à la base des échanges et des communications. »

Laurin adresse expressément aux Québécois de langue anglaise cet appel à un nouveau vivre-ensemble issu de la Révolution tranquille : « L'anglais, tout particulièrement, aura toujours une place importante au Québec [...] Cependant, dans un Québec vivant en français, il sera normal que les Québécois, quelle que soit leur origine ethnique et culturelle, puissent s'exprimer en français, participer de plein droit à une société française, admettre que le français est ici la langue commune à tous. » Ce qui n’exclut évidemment pas que les anglophones puissent parler l’anglais entre eux, en public comme en privé, ou que les Italiens de Montréal parlent entre eux l’italien.

Cette invitation est à tel point fondamentale que le livre blanc la réitère : « Si les anglophones et les autres minorités sont assurés du respect de la majorité francophone, il faut espérer qu'ils se reconnaissent eux-mêmes comme des Québécois à part entière et qu'ils acceptent leurs responsabilités dans le développement de la culture québécoise aussi bien que dans l'épanouissement de la langue du Québec. »

Le français, langue publique commune n’est donc rien de moins que la valeur fondatrice de la Charte de la langue française, qui participe à former l’identité québécoise contemporaine au même titre que les valeurs de laïcité ou d’égalité des sexes. Depuis l’estompement de son caractère confessionnel consécutivement à la Révolution tranquille, ce n’est d’ailleurs pas par la laïcité ou l’égalité des sexes, mais par son caractère français que la société québécoise se distingue en Amérique. Et le français, langue commune, devant servir aux Québécois d’origines différentes pour communiquer entre eux sur la place publique, est le principe le plus à même d’assurer ce caractère.

Robert Bourassa le reconnaît à son tour après sa reprise du pouvoir. Son second gouvernement reprend l’invitation de Camille Laurin à faire société en français en s’adressant notamment aux nouveaux arrivants dans son Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration : « Depuis le début de la Révolution tranquille, l’action en matière linguistique des gouvernements qui se sont succédé au Québec se fonde sur le principe suivant : faire du français la langue commune de la vie publique grâce à laquelle les Québécois de toutes origines pourront communiquer entre eux et participer au développement de la société québécoise. » Il en fait un élément central du « contrat moral » entre le Québec et ses immigrants.

Sous le gouvernement de Lucien Bouchard, la ministre Louise Beaudoin ne fait qu’enchaîner en 1996 avec sa proposition de politique linguistique, Le français, langue commune. Promouvoir l’usage et la qualité du français, langue officielle et langue commune du Québec.

En somme, qu’il soit péquiste ou libéral, le gouvernement du Québec n’a jamais dévié depuis 1977 du français, langue commune comme valeur fondamentale du peuple québécois. C’est ce qui ressort de L’embarras des langues. Origine, conception et évaluation de la politique linguistique québécoise, survol de quarante ans de recherches, débats et lois sur la langue qu’a signé en 2007 Jean-Claude Corbeil, artisan au cœur de notre politique linguistique depuis la Révolution tranquille.

Corbeil insiste sur la nécessité de poursuivre le projet global d’une société québécoise de langue française : « La politique linguistique québécoise et la Charte de la langue française ont pour objectif fondamental de faire contrepoids aux forces dominantes du marché linguistique qui jouent toujours en faveur de la langue anglaise en Amérique du Nord […] et de plus en plus avec la mondialisation, écrit-il. La Charte est nécessaire aujourd’hui comme hier. »

Tout est là. Faire contrepoids. Le français, langue commune du Québec a des chances de faire contrepoids à l’anglais, langue commune du Canada, des États-Unis et de la mondialisation. Pas un français qui ne détiendrait qu’une « primauté » sur l’anglais, notion nébuleuse qui revient à un indistinct bilinguisme à prédominance française.

Hier encore, le projet de loi 14 voulait inscrire le français, langue commune comme valeur fondamentale dans le préambule de la Charte de la langue française aussi bien que dans celui de la Charte des droits et libertés de la personne. Voilà que le projet de loi 60 propose, sans crier gare, la « primauté » du français comme valeur fondamentale de la nation québécoise.

Cela compromettrait le caractère français du Québec. Osons croire que ce n’est qu’une erreur d’inattention.

Primauté et prédominance sont synonymes. Consacrer cela comme « valeur » quasi constitutionnelle revient à entériner un bilinguisme made in Canada comme trame linguistique de la société québécoise.

La notion de prédominance du français s’aligne en effet sur le bilinguisme franco-dominant en matière d’affichage que la Cour suprême a voulu, au moyen d’une décision discutable, imposer au Québec en 1988. Le second gouvernement Bourassa s’y est d’abord courageusement opposé à l’aide de la clause dérogatoire, mais il a fini par modifier la Charte de la langue française en 1993 pour permettre l’affichage bilingue à prédominance française. Le français n’a pas cessé de reculer depuis.

La chicane n’a pas cessé depuis non plus. Car la prédominance d’une langue sur une autre est impossible à gérer à la satisfaction de tous. Elle fomente inévitablement la discorde entre tenants de celle qui domine et tenants de celle qui se trouve dominée. De par sa nature, il s’agit d’un principe qui divise. Qui attise la tension entre groupes linguistiques. Un bien mauvais point de départ pour qui veut faire société.

Au contraire, une langue mise en commun rassemble. Elle instaure un sain nationalisme civique. Elle inclut. Apaise les tensions. Invite au partage. Égalise les chances des uns et des autres. Favorise le vivre-ensemble. Elle nourrit le bien commun.

Au sortir de la Révolution tranquille, le Québec ne s’est pas trompé. Au nom de la cohésion et de la justice sociales, il a choisi le français, langue commune comme valeur fondamentale, comme voie à suivre pour la nation québécoise en émergence. Ne nous en égarons pas aujourd’hui.