La charte ne poursuit pas la Révolution tranquille

2014/02/13 | Par Jean-Marc Piotte


L’auteur est professeur émérite, science politique, UQAM

La création du ministère de l’Éducation en 1964 n’allait pas de soi comme en témoigne l’opposition plurielle à ce projet, et notamment celle manifestée par les enseignants réunis dans la Corporation des instituteurs et des institutrices catholiques (CIC), l’ancêtre de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).

Impulsée par Paul Gérin-Lajoie, la mise sur pied de ce ministère remettait en question la domination de l’Église sur le système d’éducation, contrôle qu’elle exerçait au nom des familles dont elle se prétendait la seule et légitime représentante. Les batailles idéologiques furent intenses.

Cette entreprise, comme toutes les réformes majeures de la Révolution tranquille, fut menée à bon port par un gouvernement libéral qui avait alors des convictions et le courage de les concrétiser.

Guy Rocher, un des huit membres de la Commission Parent, affirme que la charte des valeurs, rebaptisée charte de la laïcité, n’est que le prolongement de cette réforme majeure. Qu’en est-il?


La portée de la charte

Réduite à l’essentiel, la charte affirme que les employés des secteurs public et parapublic ne devraient porter aucun signe religieux ostentatoire lorsqu’ils sont au travail. Je partage cette position. Les croyances ou les incroyances de chacun, aussi importantes soient-elles dans la vie de l’individu, devraient s’exprimer à l’extérieur de l’État qui doit représenter tous les citoyens indépendamment de leurs convictions intimes.

L’employé n’est pas embauché pour ses convictions religieuses : sa neutralité doit se manifester dans ses paroles, son comportement et ses vêtements.

La charte, si elle est adoptée, devrait s’appliquer également à celles et ceux qui sont déjà en place. Seuls quelques fondamentalistes irréductibles s’y refuseront. La très grande majorité des juifs, des sikhs et des musulmanes s’y plieront, bon gré mal gré, sachant que la foi repose sur des croyances bien plus profondes que les apparences.

Mon opposition à la charte vient d’ailleurs. Celle-ci s’attaque à des minorités religieuses, tout en laissant en plan les symboles et les institutions de la majorité d’origine catholique.

Le projet de loi 60 ne contient aucune mesure bannissant le crucifix trônant à l’Assemblée nationale et les prières récitées à l’ouverture de certains conseils municipaux. Or ces instances démocratiques devraient représenter tous les citoyens au lieu de se replier, au nom du patrimoine, sur l’identité canadienne-française catholique.

Face aux critiques de cette politique de deux poids deux mesures, le ministre Drainville a trouvé une échappatoire : la décision d’enlever le crucifix de l’Assemblée nationale pourrait être prise par le Bureau de cette Assemblée (article 37 de la charte).

Comme l’a montré Paul Bégin, l’unanimité requise pour toutes les décisions par ce Bureau rend inopérante cette disposition de la charte. Le PLQ, suivi par la CAQ, a maintenant confirmé ce qu’avait évidemment prévu le machiavélique Drainville.


Retour sur la Révolution tranquille

Le gouvernement libéral de Jean Lesage, pour obtenir l’accord timide de l’Église à la création du ministère de l’Éducation, dut faire des concessions majeures. C’est ainsi que tout l’enseignement dans les commissions scolaires fut confié à deux comités religieux, l’un catholique et l’autre protestant. Il faudra plus de trente ans avant que la sécularisation de la société civile, malheureusement guère étudiée, amène l’État à se débarrasser du patronage et du parrainage encombrants de l’Église.

La création des cégeps obtint également le nihil obstat de l’Église dans la mesure où l’État accepta de financer également les collèges privés religieux. C’est d’ailleurs toujours le cas : les écoles privées religieuses sont encore majoritairement financées par l’État.

Aussi, contrairement à ce qu’affirme le sociologue Guy Rocher, la charte ne poursuit pas le processus d’autonomisation de l’État face à l’Église entrepris lors de la Révolution tranquille, elle s’inscrit plutôt à l’intérieur des nombreuses compromissions consenties par l’État pour ne pas subir les foudres du clergé.

La charte, en s’attaquant aux symboles des minorités religieuses, tout en laissant en place ceux de la majorité, illustre de ce qu’a enseigné Alexis de Tocqueville : la majorité démocratique peut être despotique face aux minorités.


Un enjeu électoral

Cette charte répond surtout à un objectif électoral précis : obtenir l’appui des conscriptions qui avaient, lors de la crise des accommodements raisonnables, permis à l’ADQ de devenir en 2007 l’opposition officielle, réduisant le PQ à un tiers parti.

En l’absence de toutes balises législatives, les accommodements raisonnables laissent à chaque individu ou institution le fardeau de répondre aux demandes de tous ordres qui surgissent, engendrent le cafouillis et produisent de la mésentente.

Jean Charest, conservateur fédéraliste devenu chef du PLQ et grand partisan du laisser-faire, chercha à noyer le poisson en confiant la question des accommodements à une commission dirigée par Gérard Bouchard et Charles Taylor. En mai 2008, le rapport de la commission déposé, l’ADQ, le PLQ et le craintif PQ refusèrent la recommandation de la Commission d’enlever le crucifix de l’Assemblée nationale et remirent aux calendes grecques le reste des recommandations.

La charte péquiste vise plus particulièrement les musulmans qui, depuis la chute du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, ont remplacé les juifs dans l’imagerie populaire comme les principaux ennemis de la chrétienté. Cela s’explique. La reconnaissance de la Shoah à la fin de la Seconde Guerre mondiale a mis une sourdine à la haine séculaire des chrétiens envers les juifs. Le désastre des deux tours new-yorkaises transforma idéologiquement les musulmans en talibans et en disciples de ben Laden; par réaction, plusieurs musulmanes, attaquées dans leur identité, se mirent à porter le hijab.

L’égalité hommes/femmes n’est qu’un prétexte pour couvrir et dédouaner la charte. La religion juive, à la base des deux autres religions monothéistes, n’est pas particulièrement égalitaire. Ève, créée par Dieu à partir d’une côte d’Adam, est condamnée à subir la loi du père et du mari. Les juifs orthodoxes et les hassidims (ultra-orthodoxes) n’exercent guère moins d’autorité sur leurs épouses que les musulmans. Le christianisme est devenu moins mâle-chauvin au XXe siècle dans les pays démocratiques d’Europe et de l’Amérique du Nord grâce aux luttes de mouvements féministes.

Les différences et les degrés de masculinisme entre les trois religions monothéistes, l’hindouisme et les autres grandes cultures populaires existent, mais je laisse aux casuistes le soin de les décrire.

Toujours est-il que sur le plan électoral, plus une circonscription est dépourvue de citoyens de religion musulmane, plus elle est islamophobe. C’est le syndrome Hérouxville. La haine des musulmans, comme celle des juifs précédemment, repose sur l’ignorance et la peur de l’étranger.

Le PQ espère arracher des conscriptions au successeur de l’ADQ, la CAQ. Cette politique peut être électoralement rentable, on aura sans doute l’occasion de le vérifier bientôt. Elle est cependant inappropriée en termes d’intégration sociale. Elle ne se conforme guère à l’idéal démocratique. Et je n’y trouve aucune justification morale.