Québec bashing : le rôle politique de la diffamation

2014/02/25 | Par Gisèle Tremblay


Tout ce qui évoque l’ethnicité ou les relations ethnoculturelles au Québec est piégé.

Périodiquement, avec une intensité variable suivant l’actualité politique, la presse anglophone de ce pays et, par contagion, une partie de la presse allophone déversent à ce sujet sur le Québec, sur les francophones québécois dans leur ensemble ou sur les souverainistes en particulier, des tombereaux d’injures et d’insinuations mensongères.

Selon ces dérives diffamatoires, les Québécois francophones – je résume – sont foncièrement ethnocentriques, xénophobes, intolérants, racistes, antisémites, nazis... et j’en passe. C’est énorme, sans aucun rapport avec les faits et malveillant.

Mais cela fait naître un malaise général, une angoisse préventive qui finit par imposer silence sur le fond de la question, en produisant beaucoup de bruit et de fureur autour. C’est la définition même du tabou.

Un tabou, je le rappelle, est un interdit qui frappe quelqu’un ou quelque chose qu’on ne peut dès lors approcher – dont on ne peut même parler – sans s’exposer à la honte de la communauté ou à un châtiment exemplaire. Les relations ethniques au Québec ont quelque chose de tabou.

Peu importe la cause apparente du délire médiatique, c’est le tabou lui-même et ses mécanismes d’interdiction qu’il faut donc interroger parce qu’ils introduisent un dispositif de blocage qui freine la construction du lien civique québécois.

Mon hypothèse est que la calomnie, le procès d’intention et les interdits qu’ils protègent servent à quelque chose. Ils ont une fonction – plusieurs fonctions. J’en propose quatre.


Fonctions de la calomnie

  1. La première fonction de la calomnie est de faire passer pour un problème ethnique unproblème politique qu’on ne veut pas reconnaître, de travestir le problème politique en problème ethnique.

L’objectif qui nous rassemble, soit l’accession du Québec à la souveraineté, est un problème politique. Ce qui est en cause, c’est la fin d’une tutelle politique. Le fond même du débat public depuis des décennies est la redéfinition du statut politique du Québec, à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada.

Mais, en s’appuyant sur la calomnie, des voix s’élèvent régulièrement pour accréditer l’idée qu’il s’agit d’autre chose, pour prétendre que le problème se réduit à un antagonisme ethnique ou linguistique (des francophones contre les anglophones et, par amalgame, tous les autres), afin de mieux nier le problème politique.

Le Canada anglais et son gouvernement central entretiennent la confusion délibérément et d’autant plus volontiers que leur objectif politique consiste précisément à maintenir les francophones québécois dans l’ethnicité pour mieux leur refuser l’existence nationale. Pour empêcher, ce faisant, la construction au Québec, avec tous les Québécois, d’une citoyenneté concurrente de la leur.

Autrement dit, ils seraient prêts à leur reconnaître une identité ethnique individuelle, comme dans le multiculturalisme, mais sans conséquence sur les institutions politiques, sans expression étatique.

Le mécanisme à l’oeuvre dans cette confusion, c’est l’ethnicisation de la question nationale.


  1. La deuxième fonction de la calomnie est d’associer la subordination politique du peuple québécois à des tares congénitales qui justifient son maintien sous une tutelle politique pancanadienne ou anglophone.

L’important est d’attribuer au peuple qu’on veut dominer une faiblesse innée, une indignité patente, une infériorité naturelle qui entraînent l’adhésion générale au maintien de la tutelle. Le pouvoir dominant dit, en somme : si on n’était pas là, ce serait la catastrophe.

C’est un procédé qui a servi ailleurs : les Noirs américains avaient un statut juridique inférieur parce qu’ils étaient prétendument sans intelligence, sales, violents, sauvages, etc. La colonisation européenne en Afrique et en Asie avait aussi cette sorte de rationalisation.

La partie est gagnée quant le peuple ainsi mis en tutelle intériorise ce portrait et se croit lui-même incapable. Alors il tend à collaborer à sa propre subordination. Il est domestiqué.


  1. La troisième fonction de la calomnie est de dissimuler sa propre responsabilité en accusant l’autre de ce qu’on a fait soi-même.

Car enfin, pourquoi les Canadiens-français subissent-ils depuis l’origine la tutelle politique des Anglais, et encore aujourd’hui, sinon précisément à cause de leur différence linguistique et culturelle (et, longtemps, religieuse) ?

La domination politique à laquelle on veut mettre fin est, en réalité, elle-même fondée sur une différence ethnolinguistique refusée. Le retournement de l’accusation est aussi un procédé connu.

La vérité est la suivante : le pays qui se vante de son multiculturalisme n’arrive pas à reconnaître les premières différences qu’il a rencontrées sur son chemin, à assumer les conséquences d’une double altérité originelle : amérindienne et française.


  1. La quatrième fonction de la calomnie est de gagner les immigrants et les citoyens issus de l’immigration à sa cause, afin de les associer à la minorisation politique des francophones.

Que cela nous plaise non, l’immigration n’est pas qu’une aventure individuelle, elle est aussi, partout, un enjeu politique. Ici, elle intervient dans les rapports historiques de cohabitation entre les Canadiens-français et les Anglais au Canada.

Quand les Anglais ont conquis le Canada et commencé à s’y établir, ils étaient très minoritaires : quelques centaines de marchands anglais contre 65 000 francophones. L’objectif s’est tout de suite imposé : la minorisation, pas seulement démographique, mais politique des francophones.

En effet, toutes les colonies britanniques d’Amérique avaient déjà une Chambre d’assemblée (un parlement), y compris la Nouvelle-Écosse; mais la nouvelle colonie mettra longtemps à l’obtenir parce que les marchands anglais, qui la réclament, en repoussent pourtant la conséquence qui les mettrait à la merci de la majorité française.

La succession des régimes politiques qui marquent ensuite le Canada et le Québec jusqu’à la Confédération est notamment l’histoire des tentatives pour résoudre cette contradiction suivant le contexte, c’est-à-dire pour créer des institutions parlementaires en soustrayant les Anglais au jeu d’une majorité qui ne serait pas la leur.

De nos jours, quand des leaders anglo-québécois s’appuient sur le gouvernement fédéral et la majorité anglo-canadienne soit pour renverser partiellement la loi 101 (avec la Constitution de 1982), soit pour délégitimer une éventuelle victoire du oui au référendum (avec la fameuse loi sur la clarté et la menace partitionniste), ils agissent ainsi dans le droit fil de l’histoire : ils resserrent leur tutelle sur une démocratie parlementaire qu’ils ne contrôlent pas (celle du Québec), tout simplement parce qu’ils refusent obstinément la «black rule».

La prétendue loi sur la clarté en est l’illustration mathématique : le rehaussement du seuil majoritaire au-delà de 50 % revient à remettre la décision à la minorité des voix (si 56 % perdent le scrutin, en effet, c’est que 44 % l’emportent).

La stratégie historique des anglophones canadiens est la suivante : quand ils sont majoritaires, c’est la loi de la majorité qui s’applique; quand ils sont minoritaires, c’est le droit des minorités.


Entendons-nous bien...

Je crois qu’il y a, au Québec comme ailleurs, du racisme ordinaire, des préjugés, des incompréhensions, des méfiances, qui ne sont d’ailleurs pas propre à une communauté, bref des résistances à la diversité. Il y a des obstacles qui subsistent dans l’accès au logement ou au travail, dans la promotion sociale et dans la visibilité politique.

Je crois qu’il faut rester vigilant, qu’il faut créer ou maintenir des mécanismes de prévention, de règlement, de réparation, de promotion. Mais ce n’est pas tout et ce n’est pas assez. Il y a une autre dimension de la question qui traverse les relations individuelles.

Car l’immigration et l’intégration, qui ont partout leurs difficultés (mais ce n’était pas là mon propos), s’inscrivent partout dans des rapports sociaux préexistants, liés à un cadre politique et à une histoire qui en font un enjeu différent suivant les pays. Au Québec, c’est la question nationale. Il y a un lien entre les sociodrames sur l’ethnicité et la question nationale.

On fait souvent comme si la question nationale n’avait pas d’effet réel : la tutelle politique du Canada et la souveraineté du Québec en deviennent ainsi abstraits. Or, cette tutelle politique structure bel et bien notre vie collective, et elle structure en l’occurrence nos rapports intercommunautaires.


Construire la citoyenneté québécoise

Le gouvernement fédéral et les milieux fédéralistes canadiens cherchent par tous les moyens, y compris la diffamation, à maintenir les francophones du Québec dans une sorte d’ethnicité factice et caricaturale, pour mieux dissimuler que, sur le terrain politique, ce sont deux constructions citoyennes qui s’affrontent, une citoyenneté canadienne et une citoyenneté québécoise.

Car l’intégration de tous à la citoyenneté québécoise, quels que soient leur origine ou leur statut social, est une exigence de la souveraineté : mais cette citoyenneté, il faut la construire.

Et la meilleure façon de la construire consiste à l’incarner dans l’action même qui nous rassemble en faveur de la souveraineté et à la mettre en évidence dans toutes les organisations porteuses de ce projet.