La cause Caron-Boutet en Alberta

2014/03/12 | Par Christian Néron


L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions

Deux francophones de l’Alberta, Gilles Caron et Pierre Boutet, viennent de perdre leur recours devant la Cour d’appel de leur province pour obtenir que les lois provinciales soient publiées en français. À l’unanimité, les membres du plus haut tribunal de la province ont conclu, après une analyse serrée de la preuve, que « l’absence de documents légaux enchâssant les droits linguistiques en Alberta… constituait un obstacle insurmontable pour les appelants ». Appel rejeté.

Tout au long de leur argumentation, les trois magistrats démontrent que la langue française ne jouissait d’aucun « droit légal » fondé sur une preuve claire et certaine. Mais il y a quelque chose qui déconcerte, qui surprend dans cette belle démonstration : pas un mot, pas l’ombre du début d’une preuve en faveur des « droits légaux » de l’anglais dans cette province. Absolument rien ! Silence total !

Des « droits légaux » sans loi ? D’où originent les « droits légaux » et « constitutionnels » de la langue anglaise en Alberta ? Serait-ce la langue de Dieu, des anges et des saints qui se serait implantée là sans que le législateur n’ait un mot à dire ! L’évêque John Fisher n’avait-il pas, jadis, étonné la reine Élisabeth – la première – en lui annonçant que Dieu lui-même était Anglais !

Pourtant, ceux qui s’interrogent sur l’origine et le statut proprement légal de l’anglais au Canada aimeraient bien en savoir un peu plus sur le sujet. Si l’anglais jouit de « droits légaux » au Canada, quelle est la loi qui lui aurait originairement conféré un tel statut ? Tout le monde sait que l’anglais est la langue du Canada, mais personne ne peut citer une seule loi qui réponde explicitement à la question. Est-ce la cession du Canada, la Loi constitutionnelle de 1867, ou la Loi sur les langues officielles de 1969 ?

En fait, plus on y regarde de près et plus on constate que la langue anglaise a surtout joui ici d’un statut de langue « d’usage », bien plus que celui de langue « légale », c.-à-d. de langue reconnue expressément par la loi. En fait, trop souvent, on raisonne à partir de vérités révélées et répétées ad nauseam, au point de ne pas se donner la peine de distinguer ce qui relève de la « loi » de ce qui est simplement des privilèges tirant leur origine de la « dignité coloniale ». Pour mieux éclairer la question, voyons d’abord le statut légal de la langue anglaise en Angleterre.

Dans ce pays, le français a d’abord été la seule langue officielle de la royauté, du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. Le français tenait ce statut du droit coutumier, et non pas de la loi écrite, compte tenu que le législateur n’avait jamais eu à se pencher sur le sujet. La coutume – et elle seule – tenait lieu de loi en matière de langue. De plus, dans ce système, une loi coutumière demeurait en vigueur tant qu’elle n’avait pas été abrogée expressément par la loi écrite, c.-à-d. par le législateur. Seule la loi écrite pouvait changer ou abroger une loi coutumière. C’est encore le cas aujourd’hui.

En octobre 1362, suite à une pétition des marchands de Londres, le Parlement de Westminster autorise les justiciables anglais à s’exprimer personnellement en anglais devant les principaux tribunaux du royaume, mais sans pour autant abroger le statut coutumier de la langue française. Avec les années et les générations, l’usage de l’anglais tend à se généraliser, mais encore au début du XVIIIème siècle, les étudiants en droit en Angleterre sont encouragés par leurs professeurs à étudier le droit, en français, plutôt qu’en anglais. Puis, en 1731, le Parlement de Westminster abroge l’usage du français, sauf pour les privilèges de la monarchie, et uniquement « dans cette partie de la Grande-Bretagne qu’on appelle Angleterre ». Alors, qu’en est-il pour les colonies ?

Dès 1607, le droit colonial anglais a tiré une ligne claire entre le droit des colonies de peuplement – d’Anglais – dans des contrées sauvages et inhabitées et celui des colonies acquises à la couronne par conquêtes, cessions ou traités. Dans les cas des colonies de peuplement anglais, les colons étaient autorisés à ramener avec eux les principes généraux de la common law applicables dans un pays en voie de formation. Toutefois, à moins de circonstances exceptionnelles, les « statuts », c.-à.-d. les lois votées par le Parlement de Westminster, ne pouvaient être introduites et mises en vigueur dans ces colonies, compte tenu qu’ils étaient considérés trop spécifiques aux besoins des Anglais chez eux en Angleterre. Donc, les lois du Parlement de Westminster de 1362 et 1731, adoptées en faveur de la langue anglaise, ne pouvaient être appliquées dans les colonies de peuplement anglais sans autorisation du Conseil privé à cet effet. Compte tenu que ces « statuts » n’avaient pas touché aux privilèges coutumiers de la monarchie en matière de langue, force est de conclure que seul le français tirait sa source de la vieille common law dans les colonies : l’anglais n’était donc qu’une langue d’usage. Alors qu’en est-il du droit des autres colonies, celles acquises par conquêtes, cessions ou traités ?

Dans le cas de ces colonies, le droit colonial anglais considérait, depuis 1607, que, compte tenu qu’elles jouissaient déjà de leurs propres lois, il était plus avisé de laisser en place les lois d’origine pour assurer la paix et le bon gouvernement de ces colonies. Le roi – et lui seul – avait compétence pour les changer, mais il le faisait peu, ou même pas du tout, parce qu’en introduisant du droit anglais, il prenait aussi le risque de laisser le Parlement de Westminster s’ingérer dans le gouvernement de ces colonies, et empiéter sur ses prérogatives qu’il tenait fermement à garder intactes. Il faut se souvenir qu’au XVIIème siècle, les conflits de juridiction étaient rudes, voire même sauvages et sanglants, entre le roi et le Parlement. Alors, compte tenu de la règle applicable aux colonies acquises par conquêtes, cessions ou traités, qu’en est-il du statut légal de la langue française au Canada ?

Précisons tout d’abord que le français est devenu, de par la loi écrite, la langue officielle et obligatoire de la Nouvelle-France dès 1663. En avril de cette année-là, Louis XIV a fait adopter l’Édit de création du Conseil souverain de la Nouvelle-France. Cet édit établissait l’unicité juridique dans la colonie en y mettant en vigueur l’ensemble des lois et coutumes qui avaient cours dans le ressort du Parlement de Paris. Et cette unicité juridique était supportée, instrumentée par une unicité linguistique du fait de la mise en vigueur de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts par la même occasion. Cette ordonnance prescrivait que tous les actes législatifs, juridiques et judiciaires devaient êtres rédigés dans le « langage maternel françois, et non autrement » et ce, sous peine de nullité absolue. Donc, la loi était claire : le français était et a été la seule langue légale dans les colonies de la France en Amérique du Nord à partir de 1663. Suite à l’acquisition de l’Acadie et du Canada, le roi d’Angleterre va-t-il légiférer pour priver ses nouveaux sujets de leur langue maternelle et officielle, langue qui, d’ailleurs, était la sienne, en tant que langue patrimoniale de la monarchie anglaise ?

En fait, et conformément à cette jurisprudence constante établie depuis 1607, le roi n’a pas légiféré pour changer les lois de l’Acadie et du Canada. Il n’a pas légiféré non plus pour abroger les lois de ces colonies ni pour y introduire des lois anglaises. Il a laissé les lois en place, y compris l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui avait fait du français la langue officielle du Canada.

Quant au Parlement de Westminster, il va se faire entendre pour la première fois en 1774 par l’adoption de l’Acte de Québec. Par cette loi, le Parlement va reconduire les lois et coutumes du Canada, à l’exception de son droit criminel, et des nombreuses lois en matière ecclésiastique. L’ajout de l’adjectif « civil » à l’expression « property and civil rights » dans l’Acte de Québec avait d’ailleurs été utilisé dans le but spécifique de distinguer les lois ordinaires du Canada des lois ecclésiastiques qui y avaient cours. Il faut se souvenir que l’Angleterre était toujours à cette époque en conflit avec Rome. En conséquence, il n’était pas question de laisser au pape la moindre possibilité de s’ingérer dans les affaires d’une colonie sous juridiction anglaise. Le droit anglais l’interdisait d’ailleurs expressément.

Alors, que faut-il en conclure au sujet du statut légal du français au Canada ? Le roi n’a pas abrogé les lois et coutumes du Canada. Le Parlement a reconduit la plus grande partie de ses lois et coutumes. L’Ordonnance de Villers-Cotterêts n’a jamais été abrogée ni même modifiée. Aucune loi n’a jamais été adoptée non plus afin de « légaliser » l’usage de l’anglais en faveur des immigrants britanniques. Tout ce que l’on peut constater, c’est que l’anglais – langue d’usage – était en mal de légitimité et de légalité au Canada !

La Loi constitutionnelle de 1867 a-t-elle amélioré la légalité de la langue anglaise au Canada ? Pas tant que ça ! Il y a quelques dispositions qui mettent le français et l’anglais sur un pied d’égalité sur les plans législatif et judiciaire, mais il n’y a aucune disposition explicite affirmant que l’anglais serait devenu la langue officielle du Canada, au même titre que le français l’avait été sans interruption depuis 1663, et ce, en vertu d’une loi écrite et explicite à cet effet. Quelle est la règle de droit écrite qui aurait fait expressément de l’anglais la langue officielle du Canada ? Avant la Loi sur les langues officielles de 1969, il n’y en a pas. Tout baigne dans un flou colonial – judiciairement entretenu – en ce qui a trait au statut légal de l’anglais. Le mieux que les juristes ont pu dire à ce sujet, c’est que la conquête aurait tout viré à l’envers, d’un trait ! Argument qui en dit long sur leur étonnante timidité à s’intéresser aux sources de notre droit qui, d’ailleurs, ne sont pas si difficiles que ça à comprendre.

Dans le jugement rendu dans l’affaire Caron-Boutet par la Cour d’appel de l’Alberta, les trois juges ont beaucoup insisté sur la nécessité de légiférer « expressément » en matière de langue au Canada. Alors, quelle est la loi qui a expressément introduit, qui a expressément légalisé l’usage de l’anglais au Canada ? Quelle est la loi qui a expressément légalisé l’usage de l’anglais dans les provinces de l’Acadie après leur cession à l’Angleterre ? Quelle est la loi qui a expressément légalisé l’usage de l’anglais en Ontario, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta ? Si des lois « explicites » existent, il faudrait nous les montrer une fois pour toutes ! Ces cachotteries-là ne peuvent pas durer encore pendant des siècles ! Si ces lois existent, qu’on les sorte !!! Et, surtout, qu’on cesse de répéter à gauche et à droite des âneries à propos de la « conquête ».

Il n’est pas suffisant de se parer et de se gonfler de la dignité coloniale pour établir ses droits. C’est la loi qui doit prévaloir ! Le procureur-général Thurlow et le juge en chef, lord Mansfield, l’avaient dit expressément, dès 1774, eux qui craignaient déjà des excès de « dignité » de la part des colons britanniques qui se faisaient de bien grandes idées au sujet des lois qui devaient prévaloir dans leur pays d’accueil.