Plus le Brésil hésite, plus il s’affaiblit

2014/03/17 | Par André Maltais


Les richesses minérales, énergétiques, aquifères et forestières de l’Amérique latine sont plus que jamais convoitées par les États-Unis, l’Union européenne et les pays asiatiques. « Notre Amérique », comme disent les partisans de l’indépendance de la région, en aurait profité pour s’éloigner de son ancien maître états-unien et, grâce à son projet d’intégration, serait en voie de jouer un rôle plus important dans le monde multipolaire qui se pointe à l’horizon.

Pourtant, nous dit l’économiste argentin Claudio Katz, depuis l’avènement des gouvernements progressistes des années 2000, l’intérêt militaire états-unien a trouvé le moyen d’augmenter globalement sa pénétration dans la région comme le montrent le Plan Colombie, qui a ensuite gagné le Mexique et l’Amérique centrale, les bases et exercices militaires conjoints, et la réactivation de la 4e flotte états-unienne dans l’océan Atlantique-Sud.

Ce déploiement militaire apporte aux États-Unis un avantage écrasant sur ses compétiteurs européens et asiatiques. Il est accompagné d’une puissante contre-offensive économique et libre-échangiste, qui a mené à la création de l’Alliance du Pacifique et du maintien au pouvoir d’une variété de gouvernements de droite avec leurs compléments coup d’étatistes.

Ce qui est réellement nouveau depuis le début du 21e siècle, dit Katz, est qu’un autre axe géopolitique, dominé par le Brésil, coexiste dans la région avec le projet états-unien. Ce segment brésilien plaide en faveur d’un régionalisme capitaliste avec des stratégies politico-économiques plus autonomes endossées par les pays plus radicaux de l’ALBA tels Cuba, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur.

Historiquement, et contrairement à l’Amérique espagnole, le Brésil a pu conserver son territoire original, son vaste marché interne et une certaine diversité d’exportations. Cela a fait que, dans la division internationale du travail, le pays s’est inséré dans un espace intermédiaire entre les grandes puissances et la périphérie marginalisée.

Le maintien de cette position exige du Brésil qu’il exhibe parfois sa force, par exemple en modernisant son armée, en intercédant dans des conflits éloignés (Moyen-Orient, Afrique, Iran) ou en réclamant un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais, en même temps, il doit mouler sa politique étrangère sur la réussite d’une coordination hégémonique avec les États-Unis.

Cette dualité brésilienne se manifeste d’innombrables façons. D’un côté, il protège militairement l’Amazonie des bases militaires du Pentagone qui l’encerclent et, de l’autre, il dirige l’occupation d’Haïti en accord total avec Washington.

D’un côté, la présidente Dilma Roussef annule une visite d’État avec Barack Obama pour protester contre l’espionnage de la CIA et, de l’autre, elle ignore un sommet régional répudiant les manœuvres états-uniennes et européennes de juillet dernier contre l’avion présidentiel bolivien.

Cette voie intermédiaire a, une fois de plus, été confirmée par la récente décision d’acheter des avions militaires à la Suède. On évite le choc frontal qu’aurait provoqué l’acquisition de modèles russes ou chinois, mais on ne choisit pas directement un modèle états-unien.

Le Brésil, analyse Katz, hésite sans pouvoir imiter les autres puissances intermédiaires disposant d’armes atomiques comme la Russie ou l’Inde. Il veut créer son propre espace sans rompre avec l’Empire états-unien, mais aussi sans accepter la subordination néocoloniale que celui-ci demande.

Mais cette double vie que mène le Brésil a des effets désastreux, par exemple, sur le Mercosur, association des pays du Cône Sud (incluant maintenant le Venezuela) créée à l’initiative du même Brésil. À tel point qu’en seulement deux ans, l’Alliance du Pacifique, nouvellement créée entre les pays pro-états-uniens de la région, a pu devenir aussi attrayante, sinon plus, que le Mercosur qui a vingt-trois ans d’existence.

Le Mercosur semble naviguer sans cap. Aucune proposition n’existe pour réduire les asymétries entre les pays membres (monnaies, types de change, politiques fiscales et tailles d’économies différentes) pas plus que n’existe le moindre plan de coordination manufacturier ou d’usage partagé de la rente provenant des exportations.

À l’exception du Venezuela, les pays du Mercosur commercialisent les mêmes produits et, chacun pour soi, priorisent le soja et la méga-mine. Laissés pour compte, les petits pays comme l’Uruguay et le Paraguay regardent maintenant du côté de l’Alliance du Pacifique, ébranlant davantage la cohésion du Mercosur.

De fait, les indéfinitions brésiliennes étouffent tout le processus d’intégration et d’indépendance latino-américain. Brasilia a plus de traités commerciaux à l’extérieur de la région que dans l’Amérique latine et ne veut pas institutionnaliser d’accords régionaux qui feraient obstacle à son multilatéralisme.

Il cherche à maintenir son double rôle d’exportateur de matières premières au reste du monde et de fournisseur de produits élaborés à ses voisins. Mais, bien sûr, chaque initiative en faveur du premier rôle affecte l’expansion du second et vice-versa.

Mais le plus grave est que, depuis les années 1990 et encore après l’avènement des gouvernements du Parti des travailleurs (Lula et Roussef), le Brésil emprunte le même modèle agro-exportateur et minier que les autres pays de la région, un modèle qui en a accéléré le déclin industriel.

En 1970-1974, nous dit le cubain, Jose Luis Rodriguez, du Centre de recherche en économie mondiale, le secteur industriel représentait 12,7% du PIB global latino-américain alors qu’en 2002-2006, ce pourcentage était tombé à 6,4%. Pendant cette même période, la brèche avec les pays asiatiques s’élargissait irrémédiablement.

Selon l’économiste chilien, Gabriel Palma, l’appareil industriel brésilien, pourtant à l’origine de l’émergence économique du pays dans les années 1960 et 1970, s’est réduit de moitié depuis le sommet qu’il a atteint dans les années 1980, conséquence du virage massif des années 1990 vers l’agro-exportation et de la distanciation des activités plus élaborées qui s’en est suivie, qui ont fait perdre au Brésil des positions face aux nouveaux compétiteurs orientaux.

De plus, au cours de la dernière décennie, celle dite progressiste, les privilèges accordés au secteur de l’agro-exportation de même que l’abandon de l’hydro-électricité pour une incertaine exploitation pétrolière dans les profondeurs marines ont contribué à dénationaliser ce qui reste de l’industrie brésilienne.

Ainsi, nous révèle le politologue brésilien, Jamil Chade, presque 300 entreprises brésiliennes sont passées sous contrôle étranger, depuis 2004, les trois quarts d’entre elles aux mains d’acheteurs états-uniens.

Or, pendant que le Brésil se désindustrialise et tergiverse à propos de l’intégration latino-américaine, d’autres en profitent pour agir. Un document du think tank conservateur, Conseil Atlantique, fait beaucoup jaser, ces temps-ci. Selon le Centre stratégique latino-américain de géopolitique (CELAG), les auteurs du document y constatent la maturité de l’Amérique latine et plaident en faveur d’un espace géopolitique trilatéral Union européenne-États-Unis-Amérique latine au nom de racines occidentales communes à ces trois entités.

En même temps, lors du dernier sommet du Mercosur, le 17 janvier dernier, l’ALBA, par le biais du Venezuela, a proposé la formation d’une zone économique complémentaire ALBA-PetroCaribe-Mercosur.

Que fera le Brésil? Va-t-il limiter le Mercosur à un espace économique intégré aux dynamiques du libre-échange international comme le pressent de le faire les États-Unis et l’Europe (celle-ci attend une offre du bloc pour signer un traité de libre-échange Mercosur-Union européenne) ou, au contraire, appuiera-t-il l’entrée de l’ALBA pour créer une toute nouvelle dimension géopolitique?

Le choix brésilien pourrait bien être déterminant pour l’avenir de l’indépendance régionale.