L’anglais en surdose en 6e année : une improvisation irresponsable

2014/03/28 | Par Charles Castonguay

Quelle est la meilleure façon d’enseigner l’anglais aux élèves francophones ? Nous semblons incapables de nous appuyer sur des données objectives pour trancher la question. Le discours populiste occupe le haut du pavé et l’envolée idéologique tient lieu de raisonnement.

Quel est, par exemple, l’âge optimal pour commencer l’anglais ? Fort du préjugé populaire en faveur de l’apprentissage précoce d’une deuxième langue et sur la foi de quelques « projets pilotes » menés par-ci par-là, François Cloutier, ministre de l’Éducation dans le gouvernement Bourassa du début des années 1970, avait voulu faire débuter l’anglais dès la 1ère année. Il tombait mal. À l’époque, une expérience britannique d’envergure concluait qu’à un nombre égal d’heures d’apprentissage, il valait mieux retarder l’enseignement d’une deuxième langue jusqu’à un âge où l’enfant est le plus en mesure d’en profiter.

La National Foundation for Educational Research (NFER) est arrivée à ce résultat en suivant un protocole rigoureux. Des dizaines de milliers de sujets expérimentaux en Angleterre et au pays de Galles ont commencé l’étude d’une deuxième langue, en l’occurrence le français, au début du primaire. À la fin du secondaire, la NFER a comparé leur maîtrise du français à celle acquise par des dizaines de milliers de sujets témoins qui, eux, l’avaient débuté trois ans plus tard, tout en ayant accumulé autant d’heures de français que les sujets expérimentaux.

Des recherches réalisées depuis dans d’autres pays ont abouti au même constat. La Commission Larose a par conséquent recommandé en 2001 de ne commencer l’anglais qu’à la fin du primaire, en l’enseignant de façon concentrée au dernier cycle du primaire ainsi qu’au secondaire.

Qu’importent les études scientifiques. Attentif au seul préjugé populaire, le Parti libéral avait gardé en réserve son plan Cloutier. En arrivant au pouvoir en 2003, Jean Charest a jugé que le fruit était mûr. Il impose l’anglais en 1ère année partout. Sans s’appuyer sur la moindre étude qui vaille, qui comparerait sujets expérimentaux et sujets témoins à égalité du nombre d’heures d’anglais reçu de part et d’autre.

En fin de mandat, Charest refait le coup. Il décrète en 2011 l’enseignement « intensif » de l’anglais en 6e année dans toutes les écoles.

L’expression est trompeuse. Il s’agit de l’enseignement exclusif de l’anglais – à l’exclusion de toutes les autres matières ! – durant la totalité de la seconde moitié de la dernière année du primaire.

Comme pour le plan Cloutier, le plan Charest ne s’appuie que sur des « projets pilotes » menés çà et là. Toujours avec le même succès, à en croire la Société pour la promotion de l’enseignement de l’anglais au Québec (SPEAQ), un lobby financé par Patrimoine Canada, qui mousse la méthode imposée par Charest.

Le gouvernement Marois n’a pas mis fin à cette improvisation. Tout au plus a-t-il ralenti la cadence en renvoyant au conseil d’établissement de chaque école la décision de mettre le plan Charest en œuvre ou non. À part l’opinion intéressée de la SPEAQ, sur quoi la fondera-t-on ?

Le gouvernement Marois a aussi refilé à l’École nationale d’administration publique le soin d’évaluer l’enseignement exclusif de l’anglais en 6e année. Sur quoi s’appuiera-t-elle ?

L’anglais exclusif est loin d’être la seule manière de mettre en application l’enseignement concentré de l’anglais recommandé par la commission Larose. Par exemple, on pourrait simplement augmenter le nombre d’heures consacrées à l’anglais au dernier cycle du primaire et au secondaire. Une évaluation adéquate comparerait alors le niveau atteint en anglais, français et mathématiques à la fin du secondaire par des sujets expérimentaux passés par l’anglais exclusif en 6e, avec le niveau atteint par des sujets témoins qui auraient connu une augmentation identique du nombre d’heures d’anglais, mais plus étalée et sans mettre fin à l’apprentissage de toutes les autres matières durant la seconde moitié de la 6e année. Moins perturbatrice du calendrier scolaire, il y a fort à parier que la seconde méthode serait aussi plus efficace.

Comme celle de la NFER sur l’efficacité comparée de l’enseignement précoce d’une deuxième langue, une telle évaluation ne se fait pas en criant lapin. Le rapport de l’ÉNAP ne pourra donc pas être concluant. Or, le temps presse. S’il devient premier ministre, Philippe Couillard s’est engagé à relancer l’anglais exclusif en 6e.

Cet engagement est-il responsable ? L’électeur est réduit à en juger avec les moyens du bord, soit les données de recensement.

La SPEAQ assure qu’après être passé par l’anglais exclusif, « l’élève s’exprime avec aisance et utilise un vocabulaire et des expressions variés dans une multitude de situations ». Quasiment tous devraient donc pouvoir soutenir une conversation en anglais, c’est-à-dire être bilingues selon les données de recensement.

Comme success story, la SPEAQ cite à répétition le projet pilote d’anglais « intensif » mené dans la Commission scolaire du Lac-Saint-Jean. La CSLSJ s’est appliquée à répandre cette méthode dans ses écoles primaires dès 2005. Le recensement de 2011 devrait par conséquent révéler un niveau élevé de bilinguisme parmi ses écoliers.

Pas du tout. Il n’a compté que 10 % de bilingues parmi les enfants francophones âgés de 10 à 14 ans dans la CSLSJ.

Peut-être est-ce mieux qu’ailleurs ? Non plus. Dans les trois autres commissions scolaires du Saguenay-Lac-Saint-Jean, où l’enseignement de l’anglais était moins intensif, le taux correspondant se situait entre 7 et 11 %. Aucune différence significative avec la CSLSJ.

Le niveau était-il encore plus médiocre auparavant ? Pas davantage. Au recensement de 2006, le taux de bilinguisme était de 9 % parmi les 10-14 ans dans la CSLSJ. Aucune évolution significative, donc. Dans les autres commissions scolaires de la même région, le bilinguisme des 10-14 ans se situait entre 9 % et 10 %.

Le site de Statistique Canada permet de remonter jusqu’au recensement de 2001 pour les agglomérations urbaines. Celle d’Alma regroupe 63 % de la population de la CSLSJ. Le taux de bilinguisme des 10-14 ans y était de 13 % en 2001, 10 % en 2006 et 11 % en 2011.

En définitive, dans la CSLSJ, vaisseau amiral du plan Charest, l’anglais spécialement intensif depuis 2005 n’a rien donné de plus que son enseignement plus habituel offert auparavant ou dans les trois commissions scolaires avoisinantes.

La SPEAQ nous assure encore que « les élèves ayant suivi un cours intensif au primaire ont maintenu un niveau élevé de compétence fonctionnelle en anglais [au secondaire] et tiennent à [le] maintenir en lisant, en regardant la télévision, en cherchant des occasions de parler en anglais, en naviguant sur Internet – et ce, tout en anglais ». Or sur le territoire de la CSLSJ, 29 % des 15-19 ans étaient bilingues en 2011, comparativement à entre 28 et 30 % dans les trois commissions scolaires avoisinantes. Les chiffres correspondants en 2006 étaient de 28 % dans la CSLSJ et entre 21 et 27 % dans les trois autres commissions scolaires.

Rien ne fait ressortir non plus du rang le degré de bilinguisme atteint en 2011 par les jeunes francophones du Saguenay-Lac-Saint-Jean et, en particulier, par ceux de la CSLSJ, en comparaison avec les taux correspondants dans les autres régions administratives à population très fortement francophone. Dans le Bas-Saint-Laurent, région un peu plus francophone encore que le Saguenay-Lac-Saint-Jean, le taux de bilinguisme des jeunes francophones est un peu plus faible, à 6 et 27 % parmi les 10-14 et 15-19 ans respectivement. À l’opposé, dans Chaudière-Appalaches, région un peu moins francophone, les taux correspondants s’élèvent à 14 et 36 %. On observe des taux semblables en Mauricie et dans le Centre-du-Québec.

Bref, une surdose d’anglais au dernier cycle du primaire ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau, sans effet durable.

L’efficacité tant vantée de l’anglais « intensif » serait-elle une fumisterie ? Les données de recensement indiquent que oui. Certes, elles ne permettent pas d’évaluer aussi l’effet d’un arrêt de l’enseignement des mathématiques et du français à la fin du primaire, sur le degré d’aisance des élèves dans ces matières l’automne suivant, en arrivant au secondaire. Mais de toute évidence, cet effet ne saurait être positif.