Piketty et le débat sur les retraites

2014/09/02 | Par Gabriel Ste-Marie

L’économiste français Thomas Piketty connaît un succès mondial. Son livre, Le Capital au XXIe siècle constitue un travail rigoureux de collectes et d’analyses statistiques des revenus dans les pays riches sur plus d’un siècle. L’ouvrage s’intéresse à l’évolution des inégalités dans nos sociétés.

Ses recherches démontrent que les hauts revenus qui proviennent des rendements du capital sont de moins en moins imposés, ce qui mène à une concentration de la richesse. De la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970, les écarts s’étaient résorbés. Depuis, la tendance s’est inversée.

Par exemple, la part du revenu que détenait le 1% le plus riche de la population au Canada représentait 7,6% des revenus totaux en 1976, contre 12,3% aujourd’hui. La tendance est à peu près partout la même, sauf qu’elle est plus forte aux États-Unis, où le 1% détient désormais 17,4% des revenus.

Pour illustrer l’absurdité de cette situation, Piketty montre que les 25 gestionnaires de fonds d’investissements américains les mieux rémunérés gagnent deux fois plus que les 150 000 enseignantes et enseignants de niveau maternelle de leur pays. Dit autrement, en moyenne, un de ces gestionnaires gagne le même revenu que 17 000 enseignants! Rien ne peut justifier un tel écart.

Au milieu de l’été, le professeur de finances aux HEC et associé à l’Institut économique de Montréal, Pierre Chaigneau, affirmait dans Le Devoir que ce 1% le plus riche n’était pas nécessairement constitué des mêmes personnes d’une année à l’autre, venant ainsi relativiser ce scandale des écarts de richesse (cet argument est repris de l’économiste américain Lawrence Summers).

Son raisonnement était que les PDG n’encaissent pas leurs stock-options à chaque année, faisant varier de façon importante leurs revenus d’une année à l’autre. Cela l’amenait à conclure que « la croissance des inégalités dénoncée par Piketty pourrait simplement refléter le fait que les revenus sont plus variables d’une année à l’autre, surtout pour les revenus élevés, et non l’augmentation des écarts de revenus entre individus ».

L’argument est original, mais faux! Piketty ne s’intéresse pas seulement aux revenus, mais aussi au patrimoine, c’est-à-dire à la fortune accumulée. C’est d’ailleurs là une de ses principales contributions au débat. Les organismes comme StatCan mesurent peu les fortunes accumulées dont Piketty souligne l’importance.

Piketty démontre que le 1% de la fortune est encore plus concentré que le 1% des revenus, preuve de la faible mobilité des personnes qui composent cette classe. Aux États-Unis, ce 1% détient 33,8% du patrimoine, soit deux fois plus que sa part des revenus.

Suite à cet article, l’économiste Pierre Fortin m’a fait parvenir un courriel qui réfute encore davantage l’hypothèse de Chaigneau. Fortin explique que les récentes études des économistes de StatCan montrent que les PDG des grandes entreprises et des banques demeurent dans le 1%, même lors des années où les PDG n’encaissent pas leurs stock-options.

De plus, il n’y a pas que les PDG qui font partie de ce 1%. Il inclut notamment les médecins spécialistes, qui ont un revenu plus stable. Enfin, il rappelle que StatCan a calculé que la mobilité entre les gens du 4e et du 5e quintile a diminué significativement entre les années 1980 et les années 2000. Bref, la mobilité sociale vers les plus hautes sphères aurait tendance aussi à diminuer.

Au niveau théorique, Piketty rappelle l’importante loi de la concentration des fortunes du capitalisme. Le taux de croissance du capital est plus élevé que le taux de croissance de l’économie. Cette asymétrie mène nécessairement à la concentration si rien n’est fait.

Au lendemain de la Seconde Guerre, des lois fiscales contraignantes ont été adoptées pour limiter cette concentration, afin de ne pas revenir aux années du capitalisme sauvage de la fin du 19e et du début du 20e siècle.

Afin de limiter le revenu maximal, le dernier palier d’imposition aux États-Unis a atteint 93%, puis s’est maintenu à 91% entre 1951 et 1963! Afin de limiter les écarts de richesse, on retenait 91cents sur chaque dollar gagné après 250 000 $. En 1980, le dernier palier d’impôt était toujours à 70%.

À la suite des réformes néolibérales sous Reagan, le taux a été réduit à 28% en 1988. Depuis, il est remonté à 40%, niveau toujours insuffisant pour limiter la concentration abusive de la richesse. Encore une fois, cette tendance s’observe, bien que dans une moindre mesure, dans les autres pays industrialisés, incluant le Canada.

L’impôt sur les successions connait la même tendance. Toujours aux États-Unis, le palier supérieur était imposé à 77% entre 1941 et 1976, contre 35% à présent. Afin de limiter la concentration de la richesse, Piketty propose de réinstaurer un impôt progressif sur le revenu et sur le patrimoine.

Il reconnait qu’il s’agit là d’une mesure difficile à appliquer, qui ne peut s’implanter dans un seul pays, à cause de la mobilité des gens de cette classe sociale. Leur lobby auprès des administrations publiques est puissant, tout comme celui en faveur du maintien des paradis fiscaux. Ceci pose la question à savoir si le capitalisme peut être réformé, ou doit plutôt être remplacé.

À travers son histoire des revenus et de la fiscalité, Piketty rappelle l’importance de l’émergence d’une classe moyenne dans les pays industrialisés au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Les familles de cette classe sociale, le plus souvent syndiquées, ont pu s’accaparer une part du patrimoine, essentiellement en possédant leur propre maison.

Il est à souhaiter que l’émergence de la classe moyenne n’ait pas seulement été une contre-tendance temporaire et que la concentration de la richesse, tendance de fonds de notre système économique, saura de nouveau être renversée.

Cependant, actuellement, la tendance à la concentration de la richesse se poursuit. L’actuel conflit à propos des fonds de pension illustre cette dynamique.

Ottawa et Québec réduisent l’imposition des grandes entreprises, des banques et des fortunes. Ottawa réduit ses transferts aux provinces et procède à des compressions dans ses services. Québec emboite le pas en cherchant à sabrer dans les conditions de travail déjà négociées! En imitant les États-Unis et l’Europe, nos gouvernements se privent de la contribution financière des plus riches, puis justifient leurs compressions par un manque de moyens financiers.

Afin de voiler l’actuel conflit de classes, le gouvernement Couillard compare la situation des syndiqués à celle des moins fortunés, comme si couper les premiers pouvait enrichir ces derniers!