Le Traité de Paris au mépris de la loi

2014/09/11 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

Au-delà d’une querelle de symboles entre le Canada, la France et le Québec, l’exposition d’un « trésor unique, rare et précieux » aura lieu à partir du 22 septembre prochain, soit environ un mois avant la visite du président Hollande. Le responsable de l’évènement, Michel Côté, directeur du Musée de la civilisation, espère que l’exposition de cette pièce d’archives – l’original du traité de Paris de 1763 – sera l’occasion « de réfléchir au contexte et aux conséquences » de ce traité qui a cédé le Canada et les Canadiens à Sa Majesté britannique, George III.

Monsieur Côté nous informe que ce document est si précieux qu’il ne pourra être exposé plus d’une dizaine de jours, qu’un conservateur viendra tout exprès de France pour en garantir la sécurité, qu’il est même exclu de l’envoyer à Montréal pour l’exposer à la Bibliothèque nationale. Bref, le directeur nous laisse sur l’impression que le traité de Paris est une sorte de relique, un trésor sacré, un peu comme s’il s’agissait d’un fragment précieux de la vraie croix du Christ.

En tant qu’avocat et historien du droit, j’ai souvent eu l’occasion « de réfléchir au contexte et aux conséquences » du traité en question. Loin d’y découvrir un trésor, je n’y ai constaté, sur le plan juridique, qu’un vilain torchon, une cession de droits conclue au mépris de la loi, au préjudice du Canada et des Canadiens. De toute évidence, le soi-disant trésor n’a rien ajouté à la gloire de la France. Bien au contraire ! Voici pourquoi.

Sur la plan juridique, ce traité a contrevenu à deux règles de droit : la première est celle de « l’incessibilité » des sujets du roi de France ; la deuxième, celle de « l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité » du domaine de la couronne. Voyons d’abord pour la règle de « l’incessibilité ».

Cette règle, née du droit féodal, a été appliquée pendant des siècles, et a constitué la pierre d’achoppement de bien des traités, puisqu’elle permettait au chancelier et aux magistrats du Parlement de Paris de s’opposer à l’enregistrement de tout traité jugé contraire à une loi fondamentale. Mais qu’entend-on par « incessibilité » des sujets du roi ?

Cette règle de droit tient son origine du « contrat de fief » entre le suzerain et son vassal. Dans cette relation, la foi de chacun constitue la substance du contrat et la base de l’organisation politique. En conséquence, nul homme n’est tenu à quelque obéissance en dehors d’un engagement personnel, explicite et exclusif. Au fil du temps, des légistes ont joué d’influence pour faire glisser le concept de contrat personnel en celui d’engagement collectif. Du contrat entre le suzerain et son vassal, on est tout doucement passé au contrat collectif entre le roi et ses sujets. Toutefois, l’obligation de loyauté et de fidélité continuait à former l’essence même de la relation.

Mais, à l’image de notre contrat civil actuel, le droit de résiliation unilatérale était proscrit. Toute rupture unilatérale était illégale, et constituait un bris de fidélité, un acte de trahison, et ce, tant de la part du souverain que du sujet.

En 1763, Louis XV était libre de conclure des traités avec qui il l’entendait, mais dans les limites de la loi. En vertu de la règle de « l’incessibilité », il ne pouvait céder un seul de ses sujets sans son consentement. Une décision unilatérale de sa part constituait un bris de fidélité, voire un acte de trahison. Impuissant à changer la loi qui prescrivait l’incessibilité de ses sujets, Louis XV ne pouvait donc en faire le trafic à la manière de simples marchandises. En droit, nul ne peut céder sans titre ! Bref, la cession des Canadiens sans leur aval constituait un excès de puissance.

La deuxième règle de droit est celle de « l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité » du domaine de la couronne. Là encore, il s’agit d’une institution du droit féodal où des légistes ont joué d’influence afin d’assimiler le domaine privé du roi à celui du domaine public du droit romain, inaliénable et imprescriptible. Ainsi, au fil du temps, les rois de France, pressés par leurs vassaux, influencés par des légistes, ont adopté la doctrine romaine du domaine public, laquelle acquit le statut de loi fondamentale du royaume.

Des précédents du XIIIème s. attestent déjà de la vigueur du principe. À titre d’illustration, un légiste au service de Philippe VI de Valois, Pierre de Cugnières, soutenait devant une assemblée de barons que le roi était impuissant à aliéner quelque partie de son domaine au motif qu’il n’en avait pas la propriété. Cette loi fondamentale du royaume le tenait dans « une heureuse impuissance à s’amoindrir lui-même ».

Lors de la guerre de Cent ans, la règle a été invoquée à maintes reprises. Ainsi, lorsque Jean II le Bon, prisonnier des Anglais, voulut céder des parties de territoire à Edouard III, un climat de guerre civile s’est vite propagé parmi ses vassaux. Le chroniqueur Jean Froissart le rapportait comme suit : « Combien que le roy les quitta de foy et d’hommage…disoient les aulcuns qu’il n’appartenoit mye à lui de quitter et que par droict il ne le pouvoit faire ».

Au siècle suivant, un légiste du nom de Jean de Terre Rouge soutient que la Couronne de France n’est pas la propriété du roi, mais un « fidéicommis dévolu à l’aîné de la maison royale ». Un autre, Philippe Pot, synthétise en une formule heureuse l’essence même de la royauté : « La Royauté française est la dignité, et non la propriété du prince ». Donc, le domaine du roi, assimilé à un domaine public, ne pouvait qu’être « inaliénable et imprescriptible ».

Au même effet, on pourrait rappeler les nombreuses péripéties autour de la captivité de François 1er aux mains de Charles-Quint et les obstacles mis à la conclusion du traité de Madrid. Également, on pourrait citer les rebondissements entourant les négociations du traité d’Utrecht et les scènes dramatiques lors de son enregistrement en mars 1713. Tous ces évènements attestent de la force et de la pérennité de règles de droit rattachées à la notion de lois fondamentales du royaume.

En 1763, les mêmes lois fondamentales subsistaient, inchangées, jamais modifiées. Elles s’appliquaient aux Canadiens en tant que sujets, et au Canada en tant que domaine public. Le roi, habile à conclure des traités, était tenu de le faire dans les limites de son autorité.

Le statut juridique du Canada et des Canadiens avait d’ailleurs été défini dès 1663 par l’adoption de l’Édit de création du Conseil souverain. Colbert, désireux d’uniformiser et de rationaliser le droit français, avait décidé de faire un premier pas en dotant le Canada du système légal en vigueur dans le ressort territorial du Parlement de Paris. Ce système avait l’avantage d’être à la fois le mieux connu et le plus moderne de France.

Compte tenu du système légal en force au Canada, Louis XV se trouvait dans « l’heureuse impuissance » de trahir ses sujets Canadiens en les cédant unilatéralement, et de « s’amoindrir lui-même » en cédant une partie de son domaine public. Mais influencé par des conseillers qui trouvaient que le Canada avait déjà coûté trop cher, il a tout cédé au mépris des lois, pourtant tout aussi fondamentales au Canada qu’en France. Bref, le directeur du Musée de la civilisation exagère beaucoup en nous présentant le traité de Paris comme un trésor unique, rare et précieux. Sur le plan juridique, le beau document qu’il nous vante est beaucoup plus près du torchon que du trésor.