NOTRE DÉMOCRATIE IL Y A 150 ANS

2014/10/08 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

Le mot démocratie est formé de deux mots grecs : dêmos pour peuple etkratos pour pouvoir. Dans son sens générique, la démocratie est un régime dans lequel le peuple exerce lui-même sa souveraineté, soit directement, soit par des représentants. Dans ce dernier cas, on parle de démocratie représentative. Mais lorsque les représentants prétendent ne recevoir « aucun mandat impératif » de leurs électeurs, s’agit-il encore de démocratie ? Que reste-t-il de la démocratie lorsque le peuple ne choisit plus – directement ou indirectement – les lois les plus importantes par lesquelles il est gouverné ?

Le Québec est évidemment un pays paisible qui jouit d’une longue tradition de protection de la vie, de la sécurité et de la propriété de sa population. Mais est-il pour autant une vraie démocratie ? A-t-il même jamais connu la démocratie ? Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, y a-t-il eu un moment – un seul ! – où les Québécois ont pu choisir les lois les plus importantes par lesquelles ils ont été gouvernés ? Ce moment de grâce a-t-il jamais existé ? Pensons-y bien ! En 1763 ! En 1774 ! En 1791 ! En 1840 ! En 1867 ! En 1982 ! Puisqu’il est de bon ton, en cette époque de célébrations, de faire l’apologie des valeurs canadiennes, voyons comment se portait « notre » démocratie il y a 150 ans.

L’une des questions qui ont été longuement débattues lors des Débats parlementaires sur la Confédération, en février et mars 1865, a été celle de « l’appel au peuple », c.-à-d. le droit de la population de se prononcer sur le projet de constitution par élections générales. Lors de la campagne électorale précédente, en juin 1863, aucun candidat n’avait soulevé l’idée d’apporter la moindre modification à la constitution. En conséquence, vu l’absence de tout mandat à caractère constitutionnel, les députés avaient-ils la légitimité nécessaire pour modifier la constitution… sans retourner aux urnes ?

Le débat à la chambre a donc été très vif, en février et mars 1865, sur la question de la légitimité de ce parlement de s’attribuer les pouvoirs d’une assemblée constituante. Ne devrait-on pas procéder d’abord par un appel au peuple ? La question a même été posée sous forme de résolution pour mise aux voix.

Quarante-cinq députés vont prendre la parole pour s’exprimer dans un sens ou l’autre. Les libéraux du Bas-Canada seront unanimes en faveur d’un appel au peuple. Quant aux conservateurs, tant du Bas que du Haut-Canada, ils seront, à quelques exceptions près, contre toute forme d’appel au peuple. La même attitude prévaudra chez les libéraux du Haut-Canada. Lors de la mise aux voix, le 13 mars 1865, 35 députés se prononceront en faveur de l’appel au peuple, et 85 contre.

Était-ce bien démocratique de la part des représentants du peuple de transformer si radicalement la constitution sans en avoir eu le moindre mandat. Pour tenter de comprendre leur raisonnement, nous avons sélectionné quelques extraits dans lesquels des députés tentent de justifier leur droit de transformer, sans mandat, la constitution du Canada. Le lecteur sera ainsi mieux placé pour juger lui-même de la santé de notre démocratie en matière constitutionnelle… et de la légitimité des lois qui nous gouvernent.


DÉBATS PARLEMENTAIRES


SUR LA


QUESTION DE LA CONFÉDÉRATION DES PROVINCES DE


L’AMÉRIQUE BRITANNIQUE DU NORD

Troisième Session, Huitième Parlement de la Province du Canada, tenue en la Vingt-Huitième année du Règne de Sa Majesté la Reine Victoria.


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Mercredi, 8 Février 1865

L’HON. John J. Ross, conseiller législatif : L’Honorable préopinant (J. G. Currie) a demandé pourquoi l’appel au peuple, qui se fait dans le Nouveau-Brunswick, n’avait-il pas lieu également en Canada ? On a déjà répondu à cette objection en disant que, comme le terme du parlement dans cette colonie expirait le 1er juin et que les députés seraient alors obligés de retourner devant le peuple pour lui rendre compte de leur conduite pendant les quatre années précédentes, on avait cru, vu le circonstances, préférable d’anticiper cette date de trois ou quatre mois.

Dans la Nouvelle-Écosse et à Terre-neuve, où les élections sont de date fraîche, il ne peut pas y avoir de dissolution. Ce mode d’en appeler au peuple me paraît d’ailleurs bien plus américain qu’anglais, car la constitution anglaise établit parfaitement la compétence des députés en parlement à décider toutes les questions d’intérêt public qui leur sont soumises. C’est ainsi que lors de l’union de l’Angleterre et de l’Écosse, de même que lors de celle de l’Angleterre avec l’Irlande, on n’en appela pas au peuple parce qu’il fut compris que les députés, choisis par le peuple pour le représenter, avaient le droit… incontestable… de juger de ces mesures ! (Écoutez ! écoutez !)

Quoiqu’il en soit, les membres de cette chambre, qui viennent d’être élus, ont trouvé partout l’opinion publique (dans le Haut-Canada) en faveur du projet. L’Hon. M. McPherson, qui représente 130,000 âmes, a dit dans cette chambre, qu’après avoir tenu des assemblées dans toute sa division, il n’a pas trouvé… une seule personne !... qui s’y soit montrée hostile une fois ses explications entendues. (Écoutez ! écoutez !)


Vendredi, 10 Février 1865

L’HON. David L. MacPherson, conseiller législatif : Quelques hons. Messieurs ont dit que ce serait avec crainte qu’ils prendraient sur eux de voter sur une question qui doit changer la constitution… sans consulter le peuple ! Pourquoi une pareille crainte ? Pourquoi sommes-nous ici, si ce n’est pour y accepter la solidarité de nos actes ? Le peuple nous a députés pour cela, afin que nous décidions de notre mieux sur toutes les mesures qui peuvent nous être présentées.

De plus, je suis d’avis que la responsabilité de remettre l’adoption du projet, ou de la confédération elle-même, est beaucoup plus grande que celle de le sanctionner. (Écoutez ! écoutez !) Si nous remettons la mesure, si nous adoptons un amendement à cet effet, ce qui aura peut-être pour résultat d’ajourner pour toujours la confédération !... ma pensée est que notre conduite serait considérée des plus factieuses… et des moins patriotiques !


Vendredi, 24 Février 1865

L’HON. Joseph H. Bellerose, député de Laval : M. le Président, je puis donc conclure que le peuple a été mis à même de se prononcer contre le projet, mais qu’il a refusé de le faire !... et l’hon. député d’Hochelaga (A. A. Dorion) est dans l’erreur quand il déclare qu’un appel au pays est nécessaire pour connaître l’opinion publique.

Tous les ans, cet hon. monsieur se plaint que notre loi d’élection est défectueuse, que l’argent l’emporte sur le mérite dans nos luttes électorales. Comment peut-il donc demander qu’une question aussi importante que celle de l’union des provinces soit soumise à l’épreuve du vote populaire sans autres espérances que d’entraîner le pays dans le trouble et dans une dépense de quelques centaines de mille piastres.

Pour ma part, M. le Président, je suis opposé à un appel au peuple ! Chaque membre a eu et a encore le temps de consulter, loin du trouble et de l’agitation inévitables en temps d’élection, l’opinion de ses commettants. De cette manière, lorsque le projet du gouvernement aura subi l’épreuve du vote de cette honorable chambre, on aura la satisfaction de pouvoir dire avec vérité : c’est ainsi que l’a voulu l’opinion publique !

Il est vrai que l’hon. député d’Hochelaga nous a dit que, dans tous les comtés où avaient lieu des assemblées, le peuple s’était prononcé… contre la confédération. Je n’ai pas besoin de répondre à cet avancé. Tous les hon. membres de cette chambre savent quels sont les moyens que les adversaires de la confédération ont mis en jeu pour parvenir à faire passer des résolutions dans leur sens, dans des assemblées représentant le plus souvent de petites et très petites minorités des électeurs…

L’HON. Joseph Cauchon, député de Montmorency : Il nous a dit (A. A. Dorion) qu’il n’était pas convenable de changer la constitution sans recourir à l’appel au peuple. Mais il s’agit d’abord de décider la question constitutionnelle ; la question de convenance et d’opportunité viendra… après !

Il nous parle sans cesse de consulter les électeurs. Cela se comprend : les électeurs sont sa seule espérance ! Déçu à chaque élection, il espère en vain que la suivante lui donnera la victoire. Il devrait pourtant comprendre que notre constitution est faite sur le modèle de la constitution britannique !... et que les députés ne reçoivent pas… et ne peuvent pas recevoir de mandat… impératif ! de leurs électeurs.

S’il y a des députés qui croient sérieusement que le projet de constitution est mauvais et contraire à l’intérêt du Bas-Canada, bien que la grande majorité de notre peuple pense autrement, il est de leur devoir de le combattre précisément sur le même principe. Il peut aussi demander un appel au peuple ! Mais serait-ce justifiable dans les circonstances ? Cette chambre devrait-elle le demander uniquement pour satisfaire les besoins d’opposition qui tourmentent l’hon. député d’Hochelaga ? (Écoutez ! écoutez !)

L’hon. député d’Hochelaga (A. A. Dorion) nous a parlé d’assemblées publiques tenues dans certains comtés du district de Montréal ; mais ces assemblées sont loin d’avoir l’importance qu’il leur donne. (Écoutez !) On sait comment on peut en faire partout, et ce qu’elles signifient ! Quoi qu’il en soit, il n’y en a pas eu de pareilles dans le district de Québec et même dans celui des Trois-Rivières contre la confédération, et l’on ne peut pas dire que les députés qui représentent ces districts, et qui votent pour la confédération, agissent contrairement aux vœux de leurs commettants.


Jeudi, 9 Mars 1865

L’HON. Paul Denis, député de Beauharnois : Les membres de l’opposition (libérale) demandent un appel au peuple au sujet de la question de la confédération. Ces demandes d’appel au peuple ne sont faites que dans le but de… servir une coterie !... qui dirait à ceux qui voudraient discuter franchement la question devant le peuple : « Taisez-vous et votez contre le gouvernement ! » C’est ce que l’on a essayé de faire au moyen d’assemblées qu’ils ont faites dans différents comtés ; mais je dois dire que, dans le mien, ils n’ont pas réussi dans leurs menées.

Ils y ont envoyé trois agents qui, sous différents prétextes, ont cherché par tous les moyens possibles à faire prononcer le peuple contre le projet de confédération, mais ils n’y ont pas réussi. Et pourtant, je suis le plus humble de tous les membres de cette hon. chambre. Mais comme je me trouvais à cette époque occupé à plaider à la cour de Beauharnois, je me suis aperçu que ces agents avaient été envoyés par le comité de Montréal, et j’ai pu déjouer leurs petites ruses et leurs petits plans.

Ils ont essayé de faire de petits discours et de petites assemblées, mais comme j’étais là, ils n’ont pas pris. Mais cela fait voir quels moyens ont été employés par les partisans de l’opposition pour monter le peuple… contre le projet de confédération !


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John H. Cameron, député conservateur et partisan de la Confédération, a été l’un des rares membres de cette formation à se prononcer en faveur de l’appel au peuple. Il rappelle à la Chambre que l’union de l’Écosse à l’Angleterre a été beaucoup plus démocratique que la Confédération.


Vendredi, 10 Mars 1865

L’HON. John H. Cameron, député de Peel : Quant à l’Union de l’Écosse avec l’Angleterre, la question fut soumise au peuple, non pas d’une seule ou de deux manières, mais de plusieurs manières. Il fut nommé des commissaires et des conventions, et il fut fait plusieurs tentatives pour amener cette Union avant qu’elle n’eût définitivement lieu. Elle fut tentée dans le temps de JACQUES I, dans le temps de CROMWELL, et encore sous le règne du roi GUILLAUME, et finalement adoptée sous le règne de la reine ANNE. La proclamation convoquant le parlement écossais de 1702 déclarait, entre autres, qu’il devait s’occuper de l’union de l’Écosse avec l’Angleterre. (Écoutez ! écoutez !)

Nous trouvons encore dans les livres le texte même de cette proclamation qui déclarait que ce parlement était convoqué en Écosse dans le but exprès de traiter de cette question. Ce parlement ne déclara rien de définitif sur la question, mais le parlement suivant le fit, et l’union fut consommée. Et ce parlement était exactement dans la position de celui de 1702, ayant été convoqué par une proclamation exactement semblable. (Écoutez ! écoutez !)

Cette question de l’union entre l’Angleterre et l’Écosse fut, je crois, la seule qui fut discutée. Bien qu’ensuite la plus grande hostilité s’éleva contre cette mesure, et qu’il fallut envoyer des troupes au nord de l’Écosse, ce ne fut qu’après que ce parlement eût été réuni pendant quelque temps qu’il y fut présenté des requêtes des bourgs contre l’union. (Écoutez ! écoutez !)

L’on vous a dit dans le cours de ce débat que la plus grande satisfaction règne dans tout le pays à propos de cette mesure. Permettez-moi de vous dire que, dans beaucoup de localités (du Haut-Canada), c’est le silence de l’apathie, et non une preuve de satisfaction.


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Ainsi, en 1865, nos élus avaient une conception très libérale de leur mandat, mais bien mince de la volonté de la population. Le même état d’esprit a prévalu en 1982. Comble d’hypocrisie, le Canada a quand même été proclamé « société libre et démocratique » à l’article 1 de la charte des droits et libertés. Le mot « démocratique » n’ayant pas été défini, cette tâche a été dévolue aux juges de la Cour suprême qui, eux, ne sont jamais élus et n’ont de compte à rendre à personne.