Damnatio memoriae

2014/11/25 | Par Julien Beauregard


texte et mise en scène : Sébastien Dodge
avec Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Mathieu Gosselin, Renaud Lacelle-Bourdon, Anne-Marie Levasseur, Jean-Moïse Martin, Lise Martin, Éric Paulhus et Simon Rousseau
assistance à la mise en scène et régie : Camille Labelle
conseil dramaturgique : Étienne Lepage
scénographie : Max-Otto Fauteux
costumes : Marc Senécal
éclairages : Anne- Marie Rodrigue Lecours
musique : Benoit Côté
effets spéciaux : Olivier Proulx
direction de production : Marie-Hélène Dufort
direction technique : Caroline Turcot
une production du Théâtre de la banquette arrière


présenté jusqu’au 30 novembre au Théâtre d’aujourd’hui


Dans le billet de présentation de sa pièce, Sébastien Dodge invoque le traité de d’Edward Gibbon intitulé Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain afin de dénoncer, d’une part, la pulsion autodestructrice de l’homme et, d’autre part, la lassante répétition de l’histoire.

On ne pourrait s’entendre sur l’ordre dans lequel la lassitude et l’excès provoquent la déchéance civilisationnelle. Chose certaine, pour Dodge, l’exemple de Rome préfigure la faillite des sociétés occidentales.

La chute des empires passés a été portée par une même fatalité préméditée dans laquelle Rome est une référence marquante. Les empereurs qui en ont précipité la déchéance ont été jugés sévèrement par «damnatio memoriae» que l’auteur et metteur en scène tente de représenter à sa façon, chose qui est paradoxale quand on y pense, car «damnatio memoriae» consiste à maudire une personne en le condamnant à l’oubli.

Pour ce faire, toute effigie rappelant le souvenir de l’être maudit est effacé et son nom ne doit plus être prononcé. Cela rappelle le vil Voldemort, l’ennemi d’Harry Potter surnommé Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.

La pièce de Dodge se déroule dans une salle de banquet où défilent les maitres de Rome. C’est le lieu de tous les vices : corruption, orgie, meurtre. Le témoignage de la décadence se fait a priori sans surprise. D’abord, il y a Commode (Simon Rousseau), fils de Marc-Aurèle, est au faîte de sa gloire. Celle-ci s’est faite au détriment du Sénat et des dissidents qui n’ont pas eu à être mis au pas étant donné qu’ils ont été passés au fil de l’épée.

Les homélies que font ses invités faisant de lui un dieu vivant ne le font pas broncher. L’homme entend plutôt à rire. Préparez vos blagues. Soyez drôle, sinon votre sang souillera le sol du banquet dont la table est garnie à l’excès. Belle célébration du 1%. Mais la pire des gourmandises, c’est celle commandée par le goût du sang. Lorsque l’ordre est donné à l’esclave Narcisse de tirer le glaive au clair, tout le monde y passe, sans exception.

Il n’est peu ou pas mention du règne de Marc-Aurèle auquel correspondent les beaux jours de l’empire. Si celui-ci a laissé à la postérité des traces écrites de son esprit, son successeur s’est révélé être une brute épaisse. Pour forcer le trait, son niveau de langage est tout au plus populaire et moderne pour bien s’ancrer dans notre imaginaire des brutes épaisses.

Dès lors, on se rend bien compte que les choix esthétique de Dodge primeront sur le souci de la représentation fidèle de l’histoire. Par ailleurs, on aurait tort d’associer cette langue populaire à un moyen d’exprimer la dégénérescence de la civilisation romaine. Nul besoin de réactualiser le Frère Untel.

La condamnation à l’oubli par «damnatio memoriae» a-t-elle privé la postérité de la possibilité de réhabiliter les derniers dirigeants de l’empire romain? Chose certaine, Dodge n’a aucune intention de les mettre en valeur.

Si Commode est réduit à un barbare unidimensionnel, Septime Sévère (Mathieu Gosselin), autoproclamé «Super Septime», ne laisse aucun doute sur son niveau de bêtise. Chose certaine, il ne laisse aucun doute sur sa nature lorsqu’il entame un «gangster rap», qui, sur MTV, parait à tout le moins comme l’aboutissement dégénéré d’une culture aux valeurs machistes mettant la loi du plus fort au cœur de tout principe.

Lorsqu’au dernier acte, la scène se transforme en opéra pop-rock façon Starmania (mais en plus terrible) afin de récapituler le passage des dirigeants maudits de Rome, la critique est claire. Cette destinée nous guette.

De la même manière que les chanteurs sont capables de chanter avec le sourire la décadence de Rome, la chanson populaire, dans toute son insignifiance, est telle l’orchestre de chambre sur le pont du Titanic. En filigrane, Dodge effleure la critique de notre empire, mais celui-ci est-il occidental ou simplement américain?

Une lecture complémentaire est possible en toute fin lorsque s’impose à Rome le temple du dieu chrétien où le message de Jésus-Christ est travesti pour assurer la suprématie de l’autorité temporelle. Un empire a cédé la place à un autre. Passez au suivant.

En fin de compte, cette condamnation à l’oubli, n’en sommes-nous pas les victimes étant donné que nous permettons à l’Histoire de se perpétuer par spasmes de décadence?