Premier assaut contre la langue du Canada

2014/11/27 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

Du 21 au 23 janvier 1793, suite au choix houleux du premier président du premier Parlement du Bas-Canada, il y eut un deuxième accrochage, cette fois au sujet de la langue des procédures.

De part et d’autre, les arguments portèrent sur les sources de légitimité en matière de langue : il fallait choisir entre les « lois et coutumes » du Canada, ou tout simplement s’incliner devant la « dignité coloniale ».

Les députés britanniques exigeaient que leur langue soit retenue, alléguant le respect dû à la « langue du roi et à celle de l’Empire ».

Toutefois, aucune loi, tant écrite que coutumière, ne put être plaidée pour supporter leur prétention, pour la simple raison qu’il n’en existait pas.

Les Canadiens, pour leur part, ont invoqué les droits imprescriptibles du français comme langue historique du Canada. En ce sens, le droit était en leur faveur. Voici pourquoi !

En 1774, l’Acte de Québec avait reconduit l’ensemble des « lois et coutumes » du Canada, à l’exception du droit criminel, et des lois ecclésiastiques laissées à la discrétion du roi.

De plus, aucun lord du gouvernement anglais n’avait cru utile de légiférer ni même de porter attention à la question de la langue au Canada, puisque ce sujet les laissait parfaitement indifférents.

D’ailleurs, la langue française avait toujours été la langue patrimoniale de la royauté anglaise et bien des lords, même au XIXième s., prenaient encore plaisir à la parler entre eux.

Certains n’avaient aucune gêne à en parler comme de la « langue de nos ancêtres ». Les Canadiens, les lords anglais, et le roi partageaient en ce sens un patrimoine qui remontait pratiquement à la nuit des temps.

La question de la langue au Canada était donc une affaire canadienne qui ne relevait que du droit en vigueur, c. à d. des « lois et coutumes » du Canada.

Historiquement, la question de langue au Canada avait été scellée dès 1663 par l’adoption de l’Édit de création du Conseil souverain. Parmi les lois mises en vigueur au Canada en vertu de cet édit, il y avait l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui faisait du français la langue obligée de la législature, de la judicature et des actes juridiques.

Cette ordonnance prescrivait que tout document de nature législative, juridique ou judiciaire devait être rédigé « dans le langage maternel françois, et non autrement », et ce, sous peine de nullité absolue. La règle ne pouvait être plus claire.

L’Acte de Québec, en reconduisant l’ensemble « des lois et coutumes » du Canada, à l’exception du droit criminel et des lois ecclésiastiques, reconduisait évidemment l’Ordonnance de Villers-Cotterêts.

Le Parlement de Westminster avait pleine autorité pour reconnaître, restreindre ou abolir l’usage du français au Canada, ou encore pour octroyer des droits à la langue anglaise comme il l’avait fait par le passé en faveur de l’anglais en Angleterre.

Non seulement n’en a-t-il rien fait mais, plus encore, aucun lord du gouvernement n’a soulevé la moindre question à ce sujet. Qui ignorait à Westminster que le Canada avait été une colonie française régie par des lois françaises rédigées en français !

En ce sens, l’article 33 de l’Acte constitutionnel de 1791 a confirmé une fois encore le statut du français au Canada. À cet article, on lit : « Toutes les lois, statuts, ou ordonnances en vigueur le jour qui sera fixé pour l’application de cette loi dans les dites provinces, resteront en vigueur et auront la même force et le même effet que si cet acte n’avait pas été voté. ».

Si, par hypothèse, il y avait eu un oubli « linguistique » en 1774, l’occasion était idéale pour corriger. Nul ne peut croire que le législateur ait oublié par deux fois de proclamer le triomphe de la « langue du roi et de l’Empire ! » dans cette ancienne possession française.

Si l’Angleterre n’a pas changé le statut légal de la langue au Canada, c’est tout simplement qu’une pratique constitutionnelle, plusieurs fois séculaire, requérait de ne pas s’immiscer dans les lois « locales ou nationales » des dépendances et colonies de la couronne.

En somme :

a) l’Ordonnance de Villers-Cotterêts a introduit le français au Canada par sa mise en vigueur en 1663 ;

b) le Parlement de Westminster a reconduit l’Ordonnance de Villers-Cotterêts en 1774 en reconnaissant la constitutionnalité des « lois et coutumes » du Canada ;

c) le Parlement de Westminster a confirmé une deuxième fois l’état du droit sur le sujet en 1791 en prescrivant que les lois, statuts et ordonnances… « resteront en vigueur » ;

d) après avoir entendu tous les avis et légiféré par deux fois sur le Canada, le Parlement de Westminster n’a jamais jugé opportun d’y reconnaître quelque statut formel que ce soit en faveur de la langue anglaise ;

e) en Angleterre même, le statut légal de la langue anglaise a toujours relevé exclusivement du Parlement, et en aucun temps de la common law ;

f) s’il avait fallu des lois expresses du Parlement de Westminster – en 1362 et 1732 – pour reconnaître des droits à la langue anglaise en Angleterre, pourquoi le silence de ce même législateur aurait-il pu tout à la fois restreindre le statut légal de la langue française au Canada, et octroyer des privilèges à la langue anglaise ;

g) un « usage », même ancien et universel, ne peut avoir force de loi et être reconnu par les tribunaux lorsqu’il déroge à une règle de droit – coutumière ou législative – qui la précède dans le temps ;

h) il n’y que la loi expresse du législateur qui puisse abroger, ou déroger à une règle de droit.

Dans un tel contexte, les arguments de nos députés britanniques pour le respect et la dignité de la « langue du roi et de l’Empire » ne relevaient que de la dynamique… coloniale !

Plus de deux siècles plus tard, leurs descendants, à Montréal, revendiquent toujours leur « dignité » avec autant d’audace et d’insistance, mais cette fois au titre de « langue de la mondialisation » !

Le colonialisme, il ne faut pas trop s’en étonner, c’est d’abord ça : l’extrême banalité de l’arrogance de quelques uns, et l’insaisissable lâcheté de quelques autres.