Les oublis et omissions d’Alain Saulnier

2014/12/03 | Par Martin Lachapelle

Plus qu’un règlement de compte ou un simple cri du cœur pour la sauvegarde du diffuseur public, dont les problèmes ne sauraient se résumer à un manque de financement chronique, le livre d’Alain Saulnier, ICI ÉTAIT Radio-Canada (Boréal), a le mérite de reconnaître plusieurs problèmes majeurs pour les univers médiatique et démocratique, comme l’ingérence patronale et politique sur le contenu journalistique récemment nié par le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), en plus de fournir quelques pistes de solution malgré une réflexion un peu limitée et certaines omissions...


Radio-Canada : de diffuseur public à appareil idéologique d’État

Le livre comprend au départ un bref historique sur l’origine de Radio-Canada qui remonte à 1936. Un historique pertinent permettant de situer l’origine des premières grandes transgressions récurrentes du mandat théorique de Radio-Canada en tant que diffuseur public : les années 1960.

Décennie marquée par l’arrivée d’un compétiteur télévisuel, TVA, jadis Télé-Métropole, et le déclenchement d’une guerre de cotes d’écoute toujours en cours, qui incita tranquillement la direction de Radio-Canada à pervertir son rôle de diffuseur public dans la course aux émissions de télé les plus populaires. Au détriment du contenu culturel et intellectuel.

Puis, plus tard, avec la perte de financement drastique et chronique amorcée il y a environ vingt ans sous les libéraux de Chrétien et Martin, qui exerce une influence directe sur le contenu, la perversion du mandat public s’exprime aussi maintenant plus que jamais dans son assujettissement aux impératifs commerciaux par sa quête de revenus publicitaires.

Avec pour résultats que Radio-Canada passe maintenant un maximum de pubs et à peu près n’importe quoi. (Comme de la propagande pour le lobby pétrolier…) Saulnier affirme même qu’un directeur des ventes aurait plus d’influence sur la programmation qu’un directeur des communications.

Les années 1960 marquèrent également la montée du nationalisme québécois et la réponse hystérique et surtout anti-démocratique des gouvernements libéraux fédéraux de Pearson et Trudeau pour contrer la menace « séparatiste » du PQ créé en 1968 : l’instrumentalisation de la propagande pro-canadienne via un diffuseur public transformé en vulgaire télé d’État.

Un changement de mandat décrété par le gouvernement libéral de Pearson par une nouvelle loi stipulant que Radio-Canada « devrait contribuer au développement de l’unité nationale et exprimer constamment la réalité canadienne ».

Saulnier rappelle également que Trudeau, qui a déjà menacé de fermer le diffuseur public, en voyant Radio-Canada comme un « nid à séparatistes », a même écrit, en 1967, un livre (Le fédéralisme et la société canadienne-française) dans lequel il explique sa vision propagandiste pro-canadienne via l’instrumentalisation des institutions : « Un des moyens de contrebalancer l’attrait du séparatisme, c’est d’employer un temps, une énergie et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral. Il s’agit de créer de la réalité nationale une image si attrayante qu’elle rende celle du groupe séparatiste peu intéressante par comparaison. »

Comme quoi le scandale des commandites, auquel Radio-Canada aura contribué en diffusant les productions pro-canadiennes de Scully, n’était que la pointe de l’iceberg dans la guerre idéologique que mène le gouvernement fédéral pour influencer l’opinion publique québécoise et empêcher le Québec de devenir indépendant.


Oublis ou omissions

Alain Saulnier prône la liberté de presse et la fin des nominations politiques à la direction ou au conseil d’administration du diffuseur public, en faisant plusieurs suggestions pour l’avenir de Radio-Canada menacé de fusion avec CBC, de fermeture ou de privatisation.

Au nombre de celles-ci, mentionnons la hausse et la stabilisation du budget pour diminuer l’influence de la pub sur le contenu. Ou encore l’augmentation du nombre d’émissions culturelles et la part des nouvelles internationales et le journalisme d’enquête. Mais plusieurs retiendront aussi ses oublis ou ses nombreuses omissions.

C’est le cas d’un journaliste retraité de Radio-Canada, Daniel Raunet, qui estime, via un article intitulé « Saint Alain Saulnier, priez pour Radio-Canada » (publié dans le Huffington Post Québec) que Saulnier est également responsable de la « déchéance » du diffuseur public.

« Ne saluons pas trop vite l'ancien patron de l'information, celui qui dénonce aujourd'hui avec fracas le patronage conservateur et la bande de béni-oui-oui qui composent le conseil d'administration de la société d'État. Car, comment avait-il été nommé lui-même ? Par une autre bande de béni-oui-oui et de bénéficiaires du patronage, libéral celui-là. Quand on regarde froidement la situation, Alain Saulnier est un pur produit du règne libéral, un commissaire politique évincé par d'autres maîtres et d'autres bénéficiaires du patronage, conservateurs cette fois-ci. »

Raunet, qui se demande pourquoi Saulnier n’a pas osé dénoncer l’ingérence politique quand il était en poste, affirme que le directeur de l’information aurait contribué à réduire la liberté de presse et la diversité d’opinions par l’emprise patronale sur le contenu éditorial.

Le passage de Saulnier aurait également contribué à la propagation sur les ondes du commentaire « mur à mur », en soustrayant presque toute la programmation, sauf peut-être la section information et les bulletins de nouvelle, du devoir de respecter 3 des 5 critères fondamentaux pour un diffuseur public digne de ce nom : l'exactitude, l'impartialité et l'intégrité.

Le pire dans tout ça est que les deux autres règles en question, l’équité et l’équilibre, ne sont même pas respectées dans les analyses de l’actualité politique ou dans les émissions d’affaires publiques, puisque la gauche et les indépendantistes sont constamment sous-représentés.

Sans oublier que les tiers-partis fédéraux et provinciaux comme le Bloc québécois ou Québec solidaire ne sont même pas invités au Match des élus.

Alain Saulnier affirme pourtant dans son livre que « l’obsession d’un diffuseur public, ce doit être la diversité des opinions ». Le problème est que la diversité d’opinions, à Radio-Canada, se résume principalement à la diversité dans la multiplication des opinions allant dans le même sens que les deux dogmes dominants : le fédéralisme et le néolibéralisme.

Autres omissions ou oublis en série : les départs forcés de Lester et Charbonneau et le retour en ondes de Frulla. Et rien sur le 10ème anniversaire de la fin du hockey en français à Radio-Canada sous les libéraux de Paul Martin jumelé au maintien des matchs à CBC pour le public anglophone (pendant encore au moins 4 ans) avec, en prime, un commentateur, Don Cherry, ayant fréquemment insulté les joueurs québécois francophones (et européens).

On retiendra également que Saulnier, qui milite pour la liberté de presse totale en voulant que les médias soient à l’abri de toutes influences des pouvoirs patronaux, politiques et économiques, a aussi curieusement parlé d’une façon implicite du problème de convergence au sein des médias ayant d’autres intérêts financiers (qui minerait par conséquent la liberté et donc la crédibilité des journalistes concernés), à partir d’un exemple portant sur le journalisme… sportif.

« Les médias qui appartiennent aux même propriétaires ou partenaires que ces concessions (sportives) lient les mains de leurs journalistes », écrit-il en faisant allusion au partenariat du CH et de RDS, propriété de Bell.

Selon le même raisonnement, les journalistes de Gesca, un empire médiatique ouvertement libéral et fédéraliste appartenant au géant tentaculaire Power Corporation, ont donc aussi les mains liées pour parler de politique et de plusieurs dossiers économiques, même si Radio-Canada passe son temps à les inviter en ondes et à les citer…

La relation incestueuse d’un diffuseur public avec un empire de propagande privé, voilà la pire des omissions d’Alain Saulnier.

Chose certaine, le débat tabou sur l’importance fondamentale de la liberté de presse et de la séparation des pouvoirs médiatique, étatique et économique, qui faisait figure d’omerta avant l’arrivée au PQ du proprio de Québecor (victime d’une vendetta visant à circonscrire le débat à son seul cas), vient de prendre une toute autre dimension grâce aux révélations de l’ancien directeur de l’information de Radio-Canada concernant l’ingérence patronale et politique sur la gestion et le contenu du diffuseur public.