La gauche, la laïcité et l’athéisme

2015/01/25 | Par Pierre Dubuc

En ces temps de morosité, la spectaculaire éruption démocratique du peuple de France pour défendre la liberté d’expression, à la suite des attentats contre Charlie Hebdo, force l’admiration et est source d’inspiration.

Que le gouvernement français et des chefs d’État infréquentables aient cherché à instrumentaliser ce mouvement d’indignation ne doit d’aucune façon le déconsidérer, tout comme les différentes théories conspirationnistes ne doivent occulter son message.


Pas d’appui à la « guerre contre le terrorisme »

Ce n’était pas en appui à la « guerre contre le terrorisme » menée par la Coalition des pays occidentaux que la majorité de ces 3 à 4 millions de Françaises et de Français sont descendus dans la rue, le 11 janvier dernier.

D’ailleurs, la précipitation avec laquelle les mêmes chefs d’État, qui étaient à Paris supposément pour la défense des libertés fondamentales, se sont rendus à Ryad, à peine deux semaines plus tard, pour rendre hommage au moyenâgeux roi d’Arabie saoudite, témoigne de leur duplicité.

L’écheveau des conflits au Moyen-Orient est extrêmement difficile à démêler, mais une analyse, même sommaire, démontre que les grandes puissances, sous le couvert de la « lutte contre le terrorisme », défendent, souvent par groupes islamistes interposés, leurs intérêts géostratégiques.

Au mois d’octobre dernier, le vice-président américain Joe Biden a laissé entendre, devant les étudiants de l’Université Harvard, que la Turquie, le Quatar et les Émirats arabes unis, des alliés des États-Unis et des pays occidentaux dans cette « guerre au terrorisme », avaient financé ou aidé militairement les terroristes de l’État islamique.

Le Canada est prétendument, lui aussi, en « guerre contre le terrorisme », mais cela ne l’empêche pas de faire de juteuses affaires avec des pays qui propagent, à coups de millions de dollars, le fondamentalisme religieux dont se réclament les terroristes.

En 2014, une société de la Couronne, la Corporation commerciale canadienne, a signé une entente avec l’Arabie saoudite pour la vente de véhicules blindés légers évaluée à 15 milliards $ sur 14 ans, soit le plus grand contrat dans le domaine des produits militaires jamais signé par le Canada.

Le gouvernement canadien n’a envoyé aucun représentant de haut niveau à la manifestation de Paris, mais le ministre des Affaires étrangères John Baird s’est rendu à Ryad se prosterner devant la famille royale saoudienne.


La laïcité, un enjeu fondamental

Au-delà de la défense de la liberté d’expression, le message de Charlie Hebdo, tel que réaffirmé dans l’éditorial du numéro spécial produit après l’attentat, est l’importance de la lutte pour la laïcité. « Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité point final, écrit Charlie Hebdo. Elle seule permet, parce qu’elle prône l’universalisme des droits, l’exercice de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, de la sororité. Elle seule permet la pleine liberté de conscience. Elle seule permet, ironiquement, aux croyants, et aux autres, de vivre en paix. »

Cette défense de la laïcité est devenue aujourd’hui, à cause de l’irruption du religieux dans la vie sociale et politique, un enjeu fondamental pour la gauche.


Laïcité, athéisme et partis de gauche

Depuis la Révolution française, la laïcité est identifiée à la gauche et a figuré en bonne place dans tous les programmes des partis socialistes et communistes. Ces partis reprenaient également à leur compte l’affirmation de Marx, selon laquelle « la religion est l’opium du peuple », et ils faisaient activement la promotion de l’athéisme, souvent en diffusant les écrits des encyclopédistes et des écrivains athées français du XVIIIe siècle.

Cependant, l’athéisme ne faisait pas partie du programme de ces partis de gauche et ceux-ci n’excluaient pas l’adhésion de membres qui n’étaient pas athées. Ils admettaient même dans leurs rangs des religieux à la condition, bien entendu, qu’ils ne fassent pas la promotion de la religion et qu’ils prônent activement la séparation totale de l’Église et de l’État.

L’approche classique des socialistes et des communistes était de ne pas mettre la question religieuse au premier plan, de ne pas partir de « guerre de religion », afin de ne pas diviser, sur des questions considérées alors comme secondaires, les forces dans la lutte économique, sociale et politique, étant entendu que la religion était le reflet de conditions sociales pénibles, qu’il fallait éradiquer.

C’est avec cette approche que les communistes russes ont rallié à la cause du socialisme les peuples musulmans d’Orient, comme on le voit dans le film Reds de Warren Beatty de 1981, dont le scénario est basé sur la vie de John Reed, le militant communiste, journaliste, et écrivain américain qui fit la chronique de la révolution russe de 1917 dans son livre, devenu un classique, Dix jours qui ébranlèrent le monde.

Des alliances similaires entre organisations de gauche et organisations musulmanes ont eu lieu dans les luttes de libération nationale des années 1950 et 1960 au Maghreb, toujours avec la gauche aux postes de commande.


Quand la roue de l’Histoire tourne à l’envers

Mais avec, d’une part, le démantèlement de l’Union soviétique, le discrédit des idéologies socialistes et, d’autre part, la Révolution khomeyniste de 1979 en Iran, la roue de l’Histoire s’est mise à tourner à l’envers et les rôles ont été inversés.

L’Islam radical a remplacé le socialisme comme idéologie dominante alternative dans ces pays et l’opposition à l’impérialisme s’est muée en une opposition à la culture occidentale. À l’idéal de la patrie socialiste a succédé le califat, au monde meilleur sur terre, le paradis avec ses 72 vierges, à la séparation de l’Église et de l’État, la charia, à la lutte pour le socialisme, la guerre sainte pour un retour au Moyen-Âge.

Dans ce bouleversement idéologique, la référence aux nations a disparu. Il n’y a plus d’Algériens, de Marocains, d’Égyptiens, mais seulement des musulmans. Le califat ne reconnaît pas les frontières nationales. Le principe religieux a supplanté le principe des nationalités, ce qui constitue un énorme bond en arrière.


Les altermondialistes et la laïcité inclusive

Dans cet embrouillamini, il ne faut pas s’étonner que le mouvement islamiste ait trouvé un écho favorable auprès d’une certaine gauche, mal à l’aise avec le principe des nationalités, comme en témoigne la substitution du terme « altermondialiste » à celui d’« internationaliste », utilisé depuis toujours par la gauche.

Abandonnant la lutte pour l’athéisme, accommodant la laïcité aux préceptes religieux avec sa défense d’une « laïcité inclusive », ces altermondialistes sont devenus les « idiots utiles » du mouvement islamique. Aussi, plutôt que de se repasser en boucle le film Reds, ils devraient méditer sur le sort de la gauche iranienne décapitée par Khomeiny après l’avoir aidé à prendre le pouvoir.

La gauche québécoise devrait également tirer des leçons de sa propre histoire. Au cours des années 1960 et 1970, elle a adhéré avec enthousiasme au maoïsme, sans esprit critique, sans se rendre compte que la « théorie des trois mondes » qui guidait son action politique, la conduisait à soutenir l’alliance de la Chine avec les États-Unis, symbolisée par la poignée de mains entre Nixon et Mao.

Obnubilée par les luttes ouvrières de l’époque, trop occupée à « contempler le postérieur du prolétariat », pour employer une formule consacrée, la gauche n’a rien vu venir. Il ne faudrait pas qu’aujourd’hui, trop occupée à « contempler le postérieur des musulmans », elle nous entraîne, par un jeu d’alliances, dans une guerre impérialiste.


La laïcité, un prérequis

Aujourd’hui, comme hier, ce sont les conditions matérielles pénibles dans lesquelles vivent la grande majorité des peuples du Maghreb – découlant du pillage de leurs ressources, principalement pétrolières, par les grandes puissances – qui, en dernière instance, expliquent la résurgence du phénomène religieux.

Mais, pour s’y attaquer, la gauche doit procéder à un ménage idéologique. Elle doit revenir à ses principes de base, dont le premier, historiquement, a été la promotion de la laïcité. Et, comme l’affirme Charlie Hebdo, « pas la laïcité inclusive, pas la laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité point final ».