La juge Marengo a jugé selon la loi

2015/03/11 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions.


Les illusions idéologiques ne sont pas des droits fondamentaux. 

La décision de la juge Marengo de la Cour du Québec ordonnant à une justiciable d'enlever son hijab avant d'être entendue était-elle fondée en droit ? À l'analyse des faits et du droit, cette décision était justifiée. D'abord parce que le règlement de la Cour du Québec le permettait. Ensuite parce que le port du hijab n'est pas une obligation religieuse de l'Islam. Enfin parce que le port de ce vêtement, de par sa force symbolique, constitue un appui indéniable à l'Islam idéologique que nous connaissons aujourd'hui. La justiciable aurait dû savoir qu'il y a une différence entre « servir Dieu », et « se servir de Dieu » pour mener un combat politique et idéologique. C'est trop simple de se retrancher derrière un « c'est mon choix et ma foi » pour imposer sa loi aux autres.

En ce qui a trait à l'argument de l'obligation religieuse conforme « à la foi » de la justiciable, cette question a déjà été traitée, et réglée, à l'intérieur même de l'Islam. À la fin du XIXième siècle, un réformateur alors en fonction à la mosquée d'al-Azhar au Caire et reconnu comme le plus brillant théologien de son temps, Mohamed Abdouh, avait passé en revue toutes les institutions et traditions de l'Islam afin de distinguer celles qui étaient authentiques, donc obligatoires, de celles qui n'étaient que l'héritage de traditions séculaires.

Parmi les traditions étudiées, il y a eu le port du voile et du turban. Au cours de son examen des textes sacrés, Mohamed Abdouh n'a pu identifier aucun verset ni aucun hadith qui aurait imposé le port du voile ou du turban. Bref, il est arrivé à la conclusion que Dieu n'avait jamais ordonné aux musulmans de se couvrir la tête en public. Sa fatwa écrite à ce sujet a eu un effet immédiat en Égypte et, par effet d'entraînement, dans de nombreux pays. Il est rapporté qu'en 1919, 85 % des femmes avaient abandonné le foulard, y incluant les juives et les chrétiennes qui se pliaient à cette tradition. En Turquie, la loi imposait même de lourdes peines à ceux et celles qui persistaient à vouloir se couvrir de cette façon. En 1979, la tradition avait pratiquement disparu dans de nombreux pays. D'ailleurs qui, dans le monde musulman, pouvait s'estimer assez bon théologien pour prendre Mohamed Abdouh en défaut ? Quand une justiciable, devant un tribunal du Québec, cherche à imposer sa loi en plaidant « mon foulard, c'est mon choix et ma foi », d'où tient-elle qu'il s'agit là d'un ordre de Dieu ? La liberté de religion inclut-elle le droit de faire dire à Dieu n'importe quoi ? Jusqu'où peut-on « se servir de Dieu » pour imposer sa volonté, faire chanter tout le monde et, surtout, s'attribuer le privilège de se mettre au-dessus des lois ? Mais il y a plus encore.

En 1979, le foulard avait pratiquement disparu et aucune croyante ne s'en plaignait. Mais il y a eu la révolution iranienne, dont l'effet a été foudroyant. Cet événement spectaculaire a permis aux masses musulmanes de découvrir le potentiel révolutionnaire de la religion. Du jour au lendemain, le pan-arabisme, le nationalisme, le socialisme et le marxisme ont été honnis. Les croyants avaient enfin découvert que l'essence du politique se trouvait dans le champ du religieux. Un grand slogan est apparu partout : « L'Islam, c'est la solution ! » Les barbes se sont mises à pousser et, surtout, les têtes à se couvrir. Était-ce un sursaut de foi, de piété, ou de spiritualité ? Absolument pas ! C'était un changement de cap dans le cours de révolutions perpétuelles qui ne cessaient de se perdre dans des impasses où les belles illusions s'effondraient les unes après les autres. Dieu allait donc reprendre du service !

Dans les années quatre-vingt, le foulard est devenu le grand symbole de la supériorité morale de l'Islam, mais cette idéologie a vite montré son caractère messianiste, guerrier et violent. Ce beau mirage idéologique s'est propagé et s'est enraciné partout, même dans des pays qui n'avaient rien à voir avec les crises à répétition du monde musulman. La propagande s'est intensifiée et a poursuivi son œuvre : la Loi et la Justice de Dieu devaient régner sur le monde entier, et pas uniquement dans les pays musulmans. L'Islam, qui n'avait pas encore appris à se gouverner lui-même, revendiquait le droit de gouverner le monde : Dieu l'a dit ! Dieu l'a promis ! Dieu l'a ordonné !

Les croyantes qui portent fièrement l'un des plus grands symboles de la révolution islamique ne font pas forcément le lien entre le foulard et la violence sauvage qui explose un peu partout. Mais cette violence inquiète parce qu'il n'y a présentement aucune idéologie de rechange dans le monde musulman. Depuis 1945, toutes les révolutions ont déçu et échoué. L'islam radical et guerrier va lui aussi suivre le même sort parce qu'il n'est fondé que sur du délire. Mais avant qu'il ne s'effondre, il va faire vilain sur la terre. On n'a qu'à se souvenir de nos grands Messies du XXième siècle et à leurs œuvres inachevées : Lénine, Staline, Hitler, Mao, Pol Pot, etc.

Bref, le port du voile islamique est un choix politique et idéologique. Ce symbole appuie un projet messianiste, eschatologique, et guerrier. Il n'est nullement nécessaire d'être théologien pour comprendre que Dieu est là encore instrumentalisé. La juge Éliana Marengo est bien loin d'avoir erré en droit lorsqu'elle a requis le respect du caractère laïc de son tribunal. Elle a sans doute révulsé la chroniqueuse Francine Pelletier, mais elle n'a pas « craché sur la société dans laquelle on vit ! »1

  1. Le Devoir, 4 mars 2015.