UPS et la livraison à domicile : Tout se joue dans le dernier kilomètre

2015/04/09 | Par Pierre Dubuc

Le développement des nouvelles technologies est en train de révolutionner le secteur des services, de la même façon qu’à une autre époque la machine à vapeur et la chaîne de montage ont transformé le secteur industriel.

Comme le souligne Adam Miller, PDG de Cornerstone OnDemand : « Avec l’émergence de la main-d’œuvre globale, du téléphone intelligent et de la tablette, le temps est venu de ‘‘gérer les gens différemment’’ ».

Cette façon de « gérer les gens différemment » est analysée par la journaliste Esther Kaplan dans un article du magazine américain Harper’s, intitulé The spy who fired me. The human costs of workplace monitoring.

L’entreprise d’Adam Miller fait partie d’une industrie évaluée aujourd’hui à 11 milliards $. Selon une étude de l’American Management Association, 66% des employeurs surveillent, à l’aide de l’informatique, l’utilisation de l’Internet par leurs employés, 45% suivent à la trace le nombre de touches sur le clavier et 43% contrôlent leurs courriels. Seuls deux États, le Delaware et le Connecticut, exigent que les compagnies informent leurs employés d’une telle surveillance.

Aujourd’hui, rapporte Esther Kaplan, plusieurs employés pointent en arrivant au travail avec un appareil qui scanne leur pouce. Des infirmières portent un macaron qui détecte le nombre de fois qu’elles se lavent les mains. Des employés d’entrepôt sont porteurs de dispositifs qui leur assignent leur prochaine tâche et fixent la durée requise pour l’accomplir.

Industrie après industrie, cette collecte de données s’inscrit dans une pression technologique en pleine expansion pour tirer de la main-d’œuvre chaque goutte de productivité, une pression qui pousse les employés à leurs limites mentales, émotionnelles et physiques.

La nouvelle technologie revendique le contrôle sur leurs heures de travail et de non-travail et cherche à les rémunérer le moins possible, quitte à les pousser à enfreindre les lois du travail.

Les résultats sont souvent impressionnants. L’entreprise Unified Grocers, spécialisée dans le commerce de gros, a mis en place un système de répartition de tâches électronique pour ses ouvriers d’entrepôt, qui lui a permis de couper ses dépenses salariales de 25% et d’augmenter ses ventes de 36%.

Parmi les exemples étudiés par la journaliste Esther Kaplan, le système mis en place par l’entreprise de livraison à domicile UPS est fort instructif.

 

L’exemple d’UPS

Avec le développement du commerce en ligne, la livraison de colis a pris un essor considérable. Le e-commerce représente 5 à 10 % du flux des marchandises dans les villes et est un des rares vecteurs en croissance dans ce secteur.

Un colis voyage de l’entrepôt du fabricant au conteneur ou à la soute d’avion jusqu’aux entrepôts géants en périphérie des villes. Mais la concurrence entre les entreprises se joue sur le dernier kilomètre de la livraison à domicile qui représente un gros tiers du coût d’un transporteur.

La compagnie UPS est une pionnière dans l’utilisation de la télématique, une combinaison des télécommunications et de l’informatique. Cette technologie transmet à distance à des ordinateurs pour analyse des données à partir de senseurs et de GPS.

Sur chaque camion UPS, on trouve plus de 200 senseurs qui enregistrent toutes sortes de données, de la vitesse lorsque le camion recule, de la durée des arrêts, jusqu’à l’utilisation de la ceinture de sécurité.

Lorsqu’un chauffeur arrête son camion, scanne le colis à livrer, enregistre l’heure et la localisation, la signature du registre par le client, toute cette information est envoyée à un superviseur en temps réel.

La télématique a été introduite chez UPS, il y a six ou sept ans, en la présentant aux employés comme une mesure visant à identifier les contrevenants au port de la ceinture de sécurité.

Mais la sécurité des employés n’est pas du tout l’explication fournie par UPS auprès de ses investisseurs. L’entreprise souligne plutôt le riche potentiel de la télématique pour réaliser des économies de 100 millions $ en productivité par des réductions de consommation d’essence, d’entretien et de salaires.

Lorsque la télématique a été introduite dans ses opérations à New York, UPS a commencé à augmenter le nombre d’arrêts quotidiens devant être effectués par ses livreurs. En dix ans, leur nombre est passé de 85 à 95, puis à 100 arrêts.

Les rapports annuels d’UPS reflètent ces gains de productivité. La livraison quotidienne de colis a augmenté de 1,4 million entre 2009 et 2013 et ces colis additionnels ont été livrés par quelque 1 000 livreurs en moins. Le nombre total d’employés de l’entreprise a chuté de 22 000 au cours de la même période.

Esther Kaplan raconte la journée de Jeff Rose (nom fictif), un employé d’UPS. Il exécute en moyenne 110 arrêts et livre 400 colis par jour. Il quitte sa maison à 7 heures le matin et n’y revient rarement avant 9 heures et demie le soir, complètement fourbu.

« Si vous vous rendez à un changement de quart chez UPS, vous vous croiriez à un match de football, de la façon dont les gens se déplacent en boitant, se penchent, avec des blessures aux épaules, au cou, aux genoux », déclare David Levin, un organisateur syndical pour les Teamsters for a Democratic Union. « C’est le résultat de quinze années à se dépêcher, encore et encore, à travailler lorsqu’on est épuisé, à monter et descendre à la course des escaliers avec des boîtes pendant de longues journées ».

Il y a un protocole pour lever et transporter des colis lourds, mais impossible de le respecter. Son superviseur peut suivre Jeff Rose en temps réel sur l’écran de son ordinateur avec un plan du quartier où il se trouve, avec ses arrêts et le nombre de colis à livrer.

Sur une deuxième fenêtre de l’écran, apparaît la liste complète des adresses du parcours et le nombre de colis par adresse. Une troisième fenêtre renseigne sur la vitesse du véhicule, si le moteur est allumé ou éteint, si la lourde porte arrière est ouverte ou fermée, si la ceinture est bouclée ou non, si le camion recule. Une quatrième fenêtre précise le nombre de minutes allouées par arrêt et si le travailleur respecte ou non les objectifs fixés.

Cependant, le système ne peut pas savoir si le livreur sonne à la résidence ou attend suffisamment longtemps qu’on lui ouvre la porte. Donc, pour respecter l’horaire prescrit, il repart souvent sans avoir effectué la livraison.

 

Une industrie de 30 milliards $

Plusieurs entreprises ont suivi l’exemple d’UPS. On évalue à 30 milliards $ la valeur de l’industrie de la télématique en 2018.

D'autre part, UPS prétend qu’en 2010, la télématique lui a permis d’économiser 1,7 millions de milles de route, 15 millions de minutes, et 103 000 gallons d’essence.

Les clients de Telogis auraient fait des gains de productivité qui lui ont permis d’éliminer jusqu’à 10% de leurs véhicules.

Le système de Telogis, installé dans un véhicule, permet de saisir de l’information sur le temps d’arrêt du véhicule, la durée du freinage, et même l’utilisation des essuie-glaces. Combinés avec un GPS et les données météo, les informations recueillies sur 14 000 véhicules sont croisées avec des données historiques sur la circulation.

Elles permettent de réduire la consommation d’essence, les pertes de temps et d’optimiser les routes de distribution. Environ 20% de l’industrie ont, à ce jour, adopté la télématique. Mais, dans le milieu patronal, c’est en train de devenir : « Il me faut ce système ».

Selon les témoignages recueillis par Esther Kaplan, il est impossible de respecter les objectifs imposés par les entreprises sans tricher sur la vitesse et la sécurité. Les livreurs laissent leur ceinture de sécurité attachée, reculent trop rapidement, conduisent en laissant la lourde porte ouverte et repartent souvent sans sonner à la porte ou sans attendre qu’on leur ouvre la porte pour prendre possession du colis.

La surexploitation des travailleuses et des travailleurs avec l’introduction des nouvelles technologies dans le secteur des services va inévitablement les amener à se tourner vers le mouvement syndical pour organiser la résistance, ce qui ouvre à ce dernier de nouvelles avenues.