L’Acte constitutionnel de 1791

2015/04/20 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions.


Le plus beau territoire agricole du monde taillé à même la province de Québec

Cette constitution est sanctionnée par George III le 19 juin 1791. Quatre points saillants s’en dégagent : a) les lois et coutumes garanties par l’Acte de Québec sont reconduites en faveur des Canadiens ; b) le plus riche territoire agricole de la province – appelé Haut-Canada – est détaché et octroyé sans indemnité aux Loyalistes ; c) la partie restante de la province – appelée Bas-Canada – devient une entité réduite, distincte et séparée ; et c) un régime parlementaire, sur le modèle de celui des colonies de peuplement, est mis en place.

Il est important de le préciser : les Canadiens n’ont pas réclamé cette nouvelle constitution ni, bien entendu, l’amputation du plus riche territoire de leur province. Mais depuis 1775, et de façon insistante à partir de 1784, les Britanniques de Montréal et de Québec n’ont cessé de réclamer l’abrogation des lois et coutumes du Canada et l’octroi d’une Assemblée législative. Les Loyalistes, à partir de l’année 1783, se sont mis de la partie pour réclamer leur séparation de la province de Québec et l’abrogation des lois et coutumes du Canada en faveur de la common law.

Face à cette avalanche de récriminations et de pétitions, le gouvernement anglais a accepté d’intervenir et de redessiner, sans consulter les Canadiens, les limites territoriales établies par la Constitution de 1774, c. à d. l'Acte de Québec. Lord Grenville, ministre de l’intérieur et des colonies, a préparé un projet de loi qui divisait le territoire du Québec en deux et octroyait une assemblée législative à chaque province. De plus, les Loyalistes du Haut-Canada étaient expressément autorisés à changer les lois et coutumes du Canada en matière de « Property and Civil Rights ». Quant aux Canadiens, ils conservaient pleine compétence sur les anciennes lois et coutumes du Canada, telles que confirmées par l’Acte de Québec en 1774. Mais quel est le sens originel de l’expression « Property and Civil Rights », reconduite en 1791, et qui demeure si importante dans la Constitution de 1867 ?


« Property and Civil Rights »

Disons, d’entrée de jeu, que cette expression juridique, spécifique au droit anglais, a été mal reçue dès son introduction au Canada et interprétée de manière fort réductrice, peu conforme à son sens légal. Ainsi, nombre d’historiens, de juristes, d’avocats, n’ont cessé d’entretenir la confusion en se référant, par ignorance ou mauvaise foi, aux « droit civil » français de la province de Québec, au lieu de dire simplement les « lois et coutumes » du Canada. Ce qui a été reconnu par le Parlement de Westminster en 1774, par le choix réfléchi de l’expression « Property and Civil Rights », c’est la reconduction générale des « lois et coutumes » du Canada, à l’exception de son droit criminel et des lois ecclésiastiques.

Lors des débats parlementaires de mai et juin 1774, les lords du gouvernement ont, à quelques reprises, utilisé l’expression « civil law » dans son sens technique et anglais pour désigner les « lois et coutumes » du Canada, mais jamais avec l'idée de se référer au « droit civil » français en tant que système juridique. Les deux expressions réfèrent à des réalités juridiques différentes et sont, sur la plan linguistique, de très mauvais-amis. Voici pourquoi.

Bien que pratiquement des homographes, les expressions « civil law » des Anglais et « droit civil » des Français désignent des réalités propres à chacun des deux systèmes. Dans le droit français, le « droit civil » réfère uniquement au droit privé tel qu’entendu dans la tradition romano-germanique, alors que dans le droit anglais, l’expression « civil law » désigne tout ce qui, historiquement, était connu sous le vocable de « law of the land », c. à d. la totalité du dépôt légal accumulé au cours des siècles par la tradition juridique anglaise. Alors que le « droit civil » des Français ne comprenait que le droit privé, le dépôt légal de la tradition juridique anglaise incluait tout le droit public, y compris le droit criminel et constitutionnel. Bref, toute loi « née » sur le territoire de l’Angleterre était incluse dans l’expression « civil law », ou « law of the land ».

Par exemple, le droit international, connu et appliqué par les tribunaux anglais, ne faisait pas partie du « civil law » ou du « law of the land » puisqu’il était étranger à ce dépôt légal, progressif et immémorial de la tradition juridique de l’Angleterre. Pour dire les choses autrement, était « civil » tout le droit propre « à la terre » de l’Angleterre, c. à d. « the law of the land ». Suivant la même logique, quand les lords du gouvernement ont voulu se référer aux lois propres « à la terre » du Canada, au « law of the land » des Canadiens, afin de les distinguer du droit canon et autres lois ecclésiastiques sous l’autorité de l’Église catholique et de la papauté, ils ont, par besoin d’exactitude, recouru à l’adjectif « civil » dans son sens technique et anglais, d’où des expressions comme « civil law » et « Property and Civil Rights ».

Plus encore et de façon générale, les juristes anglais du XVIIIème siècle avaient en horreur la distinction ? absurde à leurs yeux ? entre droit privé et droit public. Pour eux, tout le droit était « public ». En ce sens, lorsqu’ils se référaient au « civil law » de l’Angleterre, ils le faisaient par besoin de préciser les lois purement anglaises, mais jamais pour établir une distinction fictive entre le droit privé et le droit public. Par exemple, ils affirmaient que le droit canon n’était pas « civil » au motif qu’il était d’origine européenne, mais non pas pour établir une distinction inutile entre droit privé et droit public. Le même raisonnement s’applique pour le droit international, le droit de l’amirauté, et une bonne partie du droit commercial. En conséquence, il était parfaitement justifié pour tout bon juriste anglais d’inclure, par besoin de précision, le droit criminel et le droit constitutionnel dans la catégorie « civil law ».

Lors des débats parlementaires de mai et juin 1774, quand les lords anglais – dont plusieurs sont passés à l’histoire comme les meilleurs juristes du XVIIIième s. – ont parlé du « civil law » des Canadiens, ils l’ont fait essentiellement par besoin d’exactitude afin de désigner la totalité des « lois et coutumes »... propres au Canada ! Il n’a donc jamais été question d’établir une distinction ? fictive et inutile ? entre les lois « privées » et « publiques » du Canada. En fait, la première préoccupation qu’ils avaient à l’esprit était de s'assurer que l'expression juridique retenue écarterait toute possibilité que le pape puisse un jour revendiquer une quelconque autorité sur ce territoire passé sous juridiction britannique. Il faut se souvenir, qu’à cette époque, bien des Anglais piquaient encore des crises d’hystérie juste à entendre le mot « pope ». Les émeutes incontrôlables qui ont suivi le « Papist Act » de 1778 le prouvent amplement.

Bien entendu, les Britanniques du Canada, révulsés par la reconduction quasi générale des lois et coutumes du Canada par l’Acte de Québec, ont vite abusé de l’ignorance invincible des Canadiens en matière de droit anglais et d’une confusion facile dans l’usage de termes techniques pour réduire la portée des « lois et coutumes » du Canada à ce qui était « civil » au sens du droit français – c. à d. au droit privé – alors que le législateur anglais s’était prononcé en faveur des « lois civiles » dans le sens technique du droit anglais, c. à d. les « lois et coutumes » du Canada telles que mises en vigueur au pays à partir de 1663.

Donc, le « civil law » ou « law of the land » des Canadiens ne pouvait se limiter au droit privé au sens du droit français, c. à d. à la Coutume de Paris. Mais la confusion dans les termes était si facile que l’interprétation des réductionnistes a triomphé au point que les auteurs les mieux intentionnés écrivent encore aujourd’hui les « lois civiles » françaises au lieu des « lois et coutumes » du Canada. Là encore la « dignité coloniale » a fait bon marché des garanties constitutionnelles de 1774.