Éducation : Quand La Presse propose le modèle américain

2015/08/27 | Par Pierre Dubuc

Le journal La Presse a salué la rentrée scolaire avec un dossier de deux pleines pages intitulé « Révolution dans les écoles américaines. Le Québec peut-il s’en inspirer? » (22/08/15). Le journaliste Mathieu Perreault a été envoyé par ses patrons au Wisconsin, ce haut-lieu de l’anti-syndicalisme, et son reportage propose « L’école au rythme du marché ».

Quelles idées a-t-il rapportées qui pourraient « inspirer » le Québec? Il en retient quatre : 1. La rémunération au mérite pour les enseignants. 2. Les « charters schools », ces « écoles à charte » privées mais entièrement financées par le public. 3. L’élimination de l’exigence d’avoir un baccalauréat en enseignement. 4. L’envoi de finissants universitaires pendant deux ans dans des écoles de quartiers défavorisés.

Même s’il ne le propose pas directement, on trouve, en toile de fond, le bannissement des syndicats qui permet aux directions d’écoles et de commissions scolaires de « gérer leur personnel comme une entreprise privée », avec la fin de l’ancienneté pour les promotions et les mises à pied.

Dans son article, Mathieu Perreault donne la parole à quelques opposants américains à cette « révolution » et à Line Camerlain, vice-présidente de la CSQ.

Il aurait eu intérêt à consulter les ouvrages de Diane Ravitch, ancienne sous-ministre de l’Éducation sous l’administration de George W. Bush, qui aborde en détails ces questions dans The Death and Life of the Great American School System et, plus récemment dans Reign of Error. The hoax of the privatization movement and the danger to America’s public schools.

 

La rémunération au mérite

Dans Reign of Error, Mme Ravitch consacre un chapitre à la paye au mérite. Elle rappelle que c’est une vieille idée. En 1918, elle existait dans 48% des districts scolaires aux États-Unis sous deux formes : en fonction du résultat des élèves et selon l’appréciation de la direction.

Au début des années 1950, elle avait presque complètement disparu, non par suite de l’action des syndicats, marginaux à l’époque, mais à cause de son inefficacité. Les profs concentraient leurs efforts sur les élèves susceptibles de faire des progrès, négligeant les autres, et sur les sujets soumis à l’évaluation.

D’autre part, être soumis à l’arbitraire de la direction pour la prime avait un effet démobilisateur et envenimait les relations entre les membres du personnel enseignant.

Des études récentes, écrit Mme Ravitch, arrivent aux mêmes conclusions. Mais, ajoute-t-elle, « la paye au mérite, une idée qui n’a jamais fonctionné, ne meurt jamais ».

 

Les écoles à charte

Comme le rapporte Mathieu Perreault, les écoles à charte américaines « ont été pensées dans le secteur public comme nos écoles alternatives ». Leur initiateur a été le leader syndical Albert Shanker, président de l’American Federation of Teachers de 1974 à 1997. Elles avaient pour but la prise en charge, pour une période de temps limitée, des étudiants à haut risque d’échec.

Des entreprises à but lucratif ont acquis le droit de gérer des écoles publiques et ont recruté une clientèle scolaire à l’opposé de l’objectif initial de Shanker. Dans plusieurs cas, le certificat d’enseignement n’est pas exigé et la masse salariale est inférieure aux écoles publiques.

Les écoles à charte ne sont pas des entreprises philanthropiques. Leurs promoteurs sont souvent des banques ou des hedge funds. En plus des subventions publiques à l’éducation, elles bénéficient d’importantes exemptions fiscales.

La plus importante chaîne d’écoles à charte, avec 140 établissements, est dirigée par l’imam Fethullah Gluten. D’origine turque, Gluten est à la tête d’une importante organisation politique musulmane en Turquie.

Avec le système des « vouchers », un financement versé directement aux élèves, les écoles à charte permettent de contourner la constitution américaine qui interdit les subventions publiques aux écoles à vocation religieuse.

En 1993, Arthur Shanker a condamné l’idée des écoles à charte lorsqu’il a constaté qu’on en faisait un instrument pour la privatisation du réseau public.

 

L’élimination de l’exigence d’avoir un baccalauréat et le recours aux premiers de classe

Mathieu Perreault fait grand cas du programme Teach for America qui envoie des finissants universitaires pendant des deux ans dans écoles de quartiers défavorisées – le plus souvent des écoles à charte – sans aucune formation ou expérience en enseignement, sauf une session de gestion de classe de 5 semaines.

Mme Ravitch consacre un chapitre de son livre Reign of Error à l’organisme Teach for America (TFA). Elle raconte que, pour sa dirigeante Wendy Kopp, le problème à régler est l’école et non la pauvreté. Pas étonnant que, dès le départ, TFA ait reçu des millions de riches fondations conservatrices, comme celle de la famille Walton, propriétaire de Walmart, et ait recruté pour son conseil d’administration des personnalités de Wall Street.

TFA est aujourd’hui un fer de lance du mouvement pour la privatisation du réseau d’éducation et, selon Mme Ravitch, de la dévalorisation de la profession enseignante. « Ces jeunes hommes et jeunes femmes, raconte-t-elle, travaillent incroyablement fort, jusqu’à 70 à 80 heures par semaine, pour essayer de performer dans un emploi pour lequel ils ne sont pas préparés, sans espoir de toucher une pension ou des bénéfices, puis ils passent à autre chose. »

Ils comblent pour une courte période un énorme problème de pénurie d’enseignants. En effet, plus de 40% des enseignants quittent la profession au cours des cinq premières années.

Selon Mme Ravitch, les standards pour la profession doivent être relevés et non abaissés. Et il faut s’attaquer à améliorer l’école ET à réduire la pauvreté.

Que le taux de diplomation post-secondaire aux États-Unis soit de seulement 41% – comparativement à 55% pour le Canada – n’est sûrement pas étranger au fait que la pauvreté infantile y soit le double du Canada.

Cette « révolution de l’enseignement », cette « école au rythme du marché » que La Presse nous invite à imiter est l’œuvre de corporations, de hedge funds, de riches fondations, nous dit Mme Ravitch, dont les objectifs sont « de privatiser le système d’éducation, d’abaisser les qualifications pour les futurs enseignants, de remplacer les profs par la technologie, d’utiliser le bâton et la carotte pour motiver les enseignants, et de faire des tests d’évaluation des élèves l’ultime mesure de la qualité de l’éducation ».

Est-ce cela que nous voulons?