La Couronne et la souveraineté

2015/09/17 | Par André Binette

Le statut juridique de la Couronne au Canada a subi des mutations majeures au cours du 20e siècle. La longueur et la stabilité du règne d’Elizabeth II ne doivent pas faire oublier l’importance de ces changements. En fait, la souveraineté canadienne s’est réalisée, sur le plan juridique, grâce à une transformation du statut de la Couronne, qui incarne la souveraineté. On peut s’attendre à ce que l’évolution de cette relation, fondamentale pour l’État canadien, entre la Couronne et la souveraineté se poursuive dans les prochaines années.

Il n’existe pas de « Jour de l’indépendance » au Canada. Le 1er juillet célèbre la création d’une fédération coloniale autonome (désignée par le terme « dominion »), mais non souveraine. Créée au sortir de la guerre de Sécession, cette colonie autonome n’avait alors aucun équivalent dans l’Empire britannique. Au fil des ans, d’autres dominions se sont ajoutés, notamment l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui ont, comme le Canada, conservé jusqu’à ce jour leurs liens avec la Couronne. Certains dominions, tels que l’Irlande et l’Afrique du Sud, ont rompu ces liens pour devenir des républiques indépendantes (sans oublier l’Inde, qui a acquis directement le statut de république indépendante sans passer par l’étape du dominion).

En 1867, les habitants du Canada n’étaient pas des citoyens, mais des sujets de la reine Victoria ; les troupes britanniques étaient toujours installées au Canada. Le Canada ne détenait pas la personnalité internationale et ne pouvait par conséquent conclure de traité. Cette situation était résumée par les articles 9 et 15 ainsi que par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui était une loi du Parlement britannique. Ces dispositions attribuaient le pouvoir exécutif et le commandement des forces armées à la Reine, et exprimaient l’allégeance du Canada à la Couronne de Grande-Bretagne et d’Irlande. Elles ont eu pour effet de maintenir la souveraineté britannique, qui existait depuis le traité de Paris de 1763.

Il n’y avait alors qu’une seule Couronne pour tout l’Empire, et celle-ci agissait, en vertu des conventions constitutionnelles, en suivant les conseils du gouvernement britannique. La compétence législative du Parlement britannique demeurait en principe entière, même si l’autonomie législative du Parlement canadien et des assemblées législatives provinciales recouvrait l’ensemble des questions internes.

Cependant, la souveraineté est d’abord un fait politique qui est établi par les lois ou les traités. Dans le cas du Canada et des autres dominions, cette réalité sous-jacente a été modifiée pendant l’entre-deux-guerres. La Cour suprême a toutefois été incapable de déterminer avec précision la date de l’accession du Canada à la souveraineté ; selon elle, l’acquisition de la souveraineté canadienne a été un processus graduel qui s’est étendu sur une douzaine d’années, de 1919 à 19311. Au cours de cette période, l’élément crucial a été que la Couronne a cessé de recevoir des conseils du gouvernement britannique au sujet du Canada pour plutôt suivre ceux du gouvernement canadien. C’est ce qu’a souligné la Cour d’appel britannique, en 1982, à des représentants des Premières Nations canadiennes qui s’étaient adressés à elle pour bloquer le rapatriement de la Constitution2. Il a été impossible d’établir le passage à la souveraineté avec plus de précision en raison du contexte particulier des relations étroitement imbriquées entre les dominions et le Royaume-Uni. Le droit canadien n’est par conséquent pas en mesure de déterminer la date de l’indépendance du Canada.

Il n’y a eu ni référendum ni déclaration unilatérale d’indépendance dans le cas du Canada. Cependant, les élections fédérales de 1926 eurent un effet référendaire. Le gouverneur général du Canada, qui était un Britannique, s’était alors opposé à la volonté du premier ministre Mackenzie King de déclencher des élections. Il avait plutôt décidé de confier le pouvoir directement au chef de l’opposition, Arthur Meighen, dont le gouvernement ne dura finalement que quelques mois. La campagne électorale qui suivit porta sur la subordination nécessaire de la Couronne au gouvernement canadien en territoire canadien. Mackenzie King remporta une victoire éclatante, ce qui eut pour effet d’affirmer la souveraineté canadienne et ce qui constitua l’arrière-plan de la conférence impériale de 1926, qui réunit le Royaume-Uni, le Canada et les autres dominions.

La conférence impériale donna lieu à la Déclaration Balfour. Cette déclaration politique proclama l’égalité de statut des dominions avec le Royaume-Uni dans le cadre d’une allégeance commune à la Couronne, en d’autres termes la souveraineté. En 1931, l’adoption du Statut de Westminster par le Parlement britannique donna suite sur le plan juridique à la Déclaration Balfour, reconnut l’indépendance législative canadienne et supprima l’obligation de compatibilité des lois des dominions avec les lois britanniques : le Parlement britannique ne pouvait donc plus légiférer pour le Canada, sauf à la demande et avec le consentement de ce dernier. L’indépendance du Canada a donc été une réalité politique effective avant d’être une réalité juridique.

Deux importantes conséquences de la souveraineté et de l’indépendance législative du Canada pour la monarchie apparurent par la suite. D’abord, en 1936, la loi britannique sur l’abdication d’Édouard VIII et l’avènement de son frère George VI fut adoptée avec un préambule précisant qu’elle était présentée au Parlement britannique à la demande et avec le consentement du Canada, conformément à la procédure prescrite par l’article 4 du Statut de Westminster3 ; autrement, elle n’aurait eu aucun impact en droit canadien.

Ensuite, en 1953, l’avènement d’Elizabeth II conduisit le Parlement canadien à conférer pour la première fois le titre de « Reine du Canada », qui découlait implicitement de la Déclaration Balfour4 ; les autres realms (les « royaumes », qui sont les États du Commonwealth qui reconnaissent la Reine comme chef d’État), firent la même chose en ce qui les concerne. Cela démontre qu’il n’existe désormais plus seulement une Couronne pour tous ces États, mais bien autant de Couronnes distinctes que d’États concernés (ils sont 16 actuellement, soit moins du tiers des États du Commonwealth, la majorité étant formée de républiques qui ne reconnaissent la Reine que comme chef du Commonwealth, une fonction non héréditaire qui ne reviendra pas nécessairement toujours à un membre de la famille royale). La Couronne canadienne, emblème de la souveraineté, est aujourd’hui entièrement distincte de la Couronne britannique, même si les deux sont incarnées par la même personne physique.

Une province ayant reçu le mandat de sa population de faire sécession du Canada trouverait peut-être avantage à conserver la monarchie pendant quelques années. Elle pourrait s’inspirer du mode canadien d’accession à la souveraineté en concluant pendant cette période, avec le gouvernement canadien, des ententes sur différents sujets qui prévoient le transfert des compétences et des actifs fédéraux. La Couronne cesserait simultanément de recevoir des conseils du gouvernement du Canada au sujet de cette province pour les recevoir plutôt du gouvernement de cette dernière. Comme cela a été le cas pour le Canada, la souveraineté du nouvel État serait un fait politique et effectif avant de devenir une réalité juridique.

Par ailleurs, s’il faut le consentement des provinces pour modifier les règles de la succession royale5, comme c’est le cas en Australie, les provinces pourraient demander les modifications suivantes aux règles relatives à la monarchie :

  • actuellement, le roi ou la reine du Canada est le chef d’État du Canada. Selon l’Act of Settlement, une loi constitutionnelle britannique de 1701, cette personne doit être de foi anglicane. Une personne de religion juive, musulmane, hindoue, bouddhiste ou catholique, ou encore non croyante, ne peut être le chef d’État du Canada. Cette situation n’est pas conforme aux chartes des droits et devrait être corrigée, car elle constitue une contradiction majeure dans la définition de l’État canadien ;

  • les provinces pourraient demander l’abolition de la fonction de lieutenant-gouverneur ou que ce représentant de la Couronne soit nommé par elles ;

  • les provinces pourraient demander le remplacement du lieutenant-gouverneur par un gouverneur élu au suffrage universel ; les provinces faisant ce choix deviendraient alors des républiques associées au Canada.

Il ne faut pas sous-estimer la capacité de la Couronne de s’adapter aux changements politiques, mais il ne faut pas non plus croire que cette flexibilité ne sera pas mise à l’épreuve au 21e siècle comme elle l’a été au cours du siècle précédent.

André Binette est avocat (LL.M.) de droit constitutionnel.

1 Avis sur les droits miniers sous-marins, [1967] R.C.S. 792.

2 R. c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex parte Indian Association of Alberta, [1982] 2 All E. R. 118 (C.A.).

3 Cette loi britannique se trouve en annexe à la loi canadienne de 1937 qui a exprimé l’assentiment a posteriori du Canada à l’abdication, conformément au préambule du Statut de Westminster : Loi sur la succession au trône, S.C. 1937, c. 16.

4 Loi sur les titres royaux, L.R.C. (1985), c. R-12.

5 Cette question est présentement devant les tribunaux : Motard et Taillon c. Procureur général du Canada, Cour supérieure, Québec (Qué.), n° 200-17-018455-139. L’auteur est avocat-conseil pour les requérants.

Cet article a été publié sur d’Options politiques