Entre le manioc et le scandale minier

2015/10/20 | Par Julien Beauregard

Vous lisez ceci sur votre téléphone prétendument intelligent? Grand bien vous fasse, mais vos idéaux progressistes s’en trouvent ternies si on doit considérer que sa construction repose sur l’extraction du coltan, un minerai duquel on extrait des matériaux essentiels à la composition de votre appareil mobile.

Le coltan est extrait majoritairement en République démocratique du Congo (RDC). Comme il n’est pas exclusif à ce territoire, on en retrouve un peu ailleurs, dont au Canada, mais c’est là seulement, en RDC, qu’il est bradé en quantité suffisante et à un coût qui permet aux grands fabricants d’offrir des cellulaires abordables.

On parle du «coltan du sang» comme on parle des «diamants du sang». L’enjeu est le même. Le pays a beau posséder une fortune dans ses entrailles, son peuple est victime d’une misère qui n’est cependant pas inexplicable.

En 1996, lorsque Laurent-Désiré Kabila «marche sur Kinshasa pour chasser Mobutu, écrit Philippe Ducros dans La porte du non-retour, son avancée est incroyablement sanglante… Il a besoin de liquidités. Des société internationales, dont beaucoup de canadiennes, signent des contrats avec lui au fur et à mesure de sa progression, ce qui place les matières premières du pays sous contrôle des multinationales».

Après un court régime autocratique, Kabila est assassiné en 2001. L’ironie est double: cela se produit 40 ans jour pour après l’assassinat du héros national Patrice Lumumba, un des pères de l’indépendance du Congo, après avoir été lui-même élevé à ce titre. Il est tué par un enfant-soldat après en avoir fait usage durant sa rébellion.

Voilà un peu ce qu’on peut apprendre dans les marges de la pièce Bibish à Kinshasa de Philippe Ducros. C’est à dire que l’objet théâtral est double. Il est constitué d’un monologue conduit par Gisèle Kayembe qui partage la réalité sociale de Kinshasa dans toute sa richesse et sa complexité, mais également d’entractes où il est possible d’aller se chercher une consommation auprès de Papy Maurice Mbwiti qui fait office de barman tout en écoutant Philippe Ducros, metteur en scène, échanger avec Marie-Louise Bibish Mumbu, auteure du roman Samantha à Kinshasa, dont Gisèle Kayembe interprète les passages.

L’auteure et le metteur en scène échangent tout en cuisinant un plat typique congolais fait de morue salée, de manioc et de plantain. On se croirait à un Un souper presque parfait avec des échanges dignes de Parler pour parler.

Ces interludes permettent d’approfondir des aspects qui échappent à notre réalité et qui ont été évoqués dans le texte de Mumbu, sinon ils donnent l’occasion de mettre en lumière les scandales qui sévissent dans ce pays plus grand que «la Belgique, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et la Grèce réunis». (La porte du non-retour)

En effet, le scandale minier est à la source même d’un massacre qui scarifie ce pays par des millions de morts et le viol de femmes et d’enfants, soit environ mille par jour. Ducros précise par ailleurs la nature de ce «paradis légal» qu’est le Canada: en s’y incorporant et en s’inscrivant à la Bourse de Toronto, centre financier des sociétés minières du monde, les entreprises s’y trouvent protégées contre les poursuites issues de l’extérieur du pays.

Donc, aujourd’hui, l’ordre politique est contesté par des troupes rebelles. Tout comme Kabilé avant eux, ils recrutent des enfants-soldats pour mener leur révolution et financent leur guerre avec les richesses du pays éternellement bradées, et ce, avec la bénédiction des entreprises minières qui n’en demandent pas moins.

Était-ce mieux avant, demande Ducros à Mumbu? Qu’est-ce qui est mieux, le Zaïre de Mobutu ou le RDC de Kabilé père et fils? Cela reviendrait à choisir entre la peste et le sida, de répondre l’auteure, qui a été journaliste en son pays et a donc eu un regard privilégié sur sa mère-patrie.

L’oeuvre de Mumbu témoigne de son attachement à ses racines. Malgré cela, elle a donné naissance à un enfant, il y a trois semaines en terre québécoise, comme une nouvelle racine qui se plonge dans le territoire de son exil.

Pour Papy Maurice Mbwiti, lorsqu’il a été interrogé par Ducros alors que Mumbu est allée allaiter son bébé dans les coulisses de l’Espace libre (c’est dire l’ambiance décontractée qui y régnait), il souhaite ardemment retrouver sa jeune famille qui demeure encore en RDC, là où on sourit faute de mieux.

Bibish de Kinshasa, une production de Hôtel-motel, présentée à l’Espace libre Montage et mise en scène par Philippe Ducros avec Gsèle Kayembe, accompagnée de Marie-Louise Bibish Mumbu, Philippe Ducros et de Papy Maurice Mbwiti

Assistance à la mise en scène et régie: Manon Claveau
Éclairages: Thomas Godefroid
Scénographie: Julie Vallée-Léger
Direction technique et de production: Caroline Turcot
Direction administrative: Marie-Christine André
Stagiaire: Zazie Brosse
Jusqu’au 24 octobre 2015