Santé : De l’arrêt Chaoulli aux « frais accessoires »

2015/11/13 | Par Astrid Brousselle et Damien Contandriopoulos

Astrid Brousselle est professeure au Département de santé communautaire du Centre de recherche de l’Hôpital Charles-LeMoyne, Université de Sherbrooke.

Damien Contandriopoulos est professeur en Sciences infirmières et chercheur à l’Institut de Recherche en Santé publique de l’Université de Montréal.

 

Cette lettre est également signé par:

Dr. Alain Vadeboncœur, médecin urgentiste, auteur, chroniqueur et blogueur.
Dr. Simon-Pierre Landry, au nom du Regroupement des médecins Omnipraticiens pour une Médecine Engagée (ROME).
Dr.
Elisa Pucella, omnipraticienne, médecin-conseil à la Direction de santé publique du CISSS de Laval et médecin à la Maison de soins palliatifs de Laval.
Gyslaine Desrosiers, Présidente de l’Ordre des Infirmiers et Infirmières du Québec (OIIQ), 1992-2012 (Collège des Infirmières du Québec).
Dr. Isabelle Leblanc, Professeure adjointe, Département de médecine familiale de l’Université McGill et médecin de famille à l’hôpital Ste Mary, au nom de Médecins Québécois pour le Régime Public (MQRP)
Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé dans le droit des patients.
Arnaud Duhoux, Professeur en Sciences infirmières, Université de Montréal, Chercheur, Centre de recherche de l’Hôpital Charles-LeMoyne.
Mylaine Breton, Professeure au Département de santé communautaire, Chercheure, Centre de recherche de l’Hôpital Charles-LeMoyne, Université de Sherbrooke.

 

 

Le Québec pourrait être la première province à abandonner le principe d'un système de santé universel, intégral et accessible et à sortir ainsi du modèle canadien. Déjà, les pratiques en vigueur ne respectent plus les principes de la Loi canadienne sur la santé. Pour que la population du Québec continue d'avoir un accès aux soins indépendant de la capacité de payer, il faut une intervention ferme et immédiate du nouveau gouvernement Trudeau.

L'érosion des principes sur lequel reposait le système de santé a été un phénomène graduel. Ses manifestations ont pris la forme de multiples petits changements législatifs, d'une grande tolérance du gouvernement face aux zones grises concernant la facturation et de la créativité de certains médecins-entrepreneurs.

Rétrospectivement, c'est probablement l’arrêt Chaoulli de la Cour Suprême, en 2005, qui a été le tournant. Bien que cette décision n’ait eu qu’un impact législatif limité, elle a profondément influencé l'acceptabilité sociale de la privatisation en santé.

La réalité est qu'aujourd'hui au Québec, l'accès gratuit aux soins médicalement requis n'est plus acquis. Depuis des années, de nombreux médecins proposent à leurs patients de payer pour avoir un accès plus rapide en clinique privée, parfois à défaut de pouvoir les offrir dans les établissements. Officiellement ces « frais accessoires » servent à défrayer le cout des médicaments, mais en pratique ils sont surfacturés pour couvrir les frais d'une infrastructure de soins ambulatoires privés en plein essor.

Le dernier épisode de ce phénomène est l'annonce récente que l’Hôpital Général pour enfants – un des deux hôpitaux universitaires pédiatriques de Montréal – a cessé d’offrir certains services médicaux et réfère plutôt ses patients vers une clinique externe privée qui exige des frais pour de nombreuses interventions auparavant prises en charge par l’assurance maladie.

La privatisation en cours menace l'équité de l'accès aux soins. Dans un contexte où les ressources médicales et professionnelles sont limitées et où cette pénurie cause des problèmes récurrents d'accès aux soins, le système privé draine les ressources existantes hors d'une pratique gratuite et universelle.

Pire, dans cette pratique, les médecins sont payés en partie par la RAMQ, de sorte que le système d'assurance publique subventionne une pratique privée inéquitable.

Par ailleurs, les médecins qui travaillent dans ces cliniques sont potentiellement en confit d'intérêt, puisqu'ils profitent de leur pratique en établissement public pour référer des patients vers leurs cliniques privées, dont ils sont souvent actionnaires ou propriétaires.

Au final, le principe fondateur du système de santé québécois, qui veut que l'accès aux soins soit le même pour tous, indépendamment de la capacité de payer, n'est plus respecté.

Le gouvernement Couillard, confiant qu’Ottawa n’interviendra pas pour obliger le Québec à respecter la Loi canadienne sur la santé, est actuellement en train d’adopter, à travers la Loi 20 et sans débat public, des modifications législatives qui légalisent la facturation directe aux patients pour des services médicalement nécessaires fournis en dehors des établissements publics.

Il s’agit, de facto, de l'instauration d’un système de santé à deux vitesses, dont le financement est mixte : public et privé. De notre point de vue, l'adoption de la Loi 20 pourrait marquer la sortie définitive du Québec du système de santé canadien.

Si nous pouvons observer, depuis plusieurs années, une mise à mal croissante des principes d'intégralité, d'universalité et de gratuité des soins, il faut voir que la situation actuelle marque un point tournant. On observe un alignement malsain entre les actions du gouvernement Couillard, les intérêts des propriétaires de cliniques privées, les positions des fédérations médicales et les actions de certains administrateurs d’hôpitaux publics.

Nous craignons que le Québec n'abandonne définitivement les principes d'universalité, d’intégralité et d'accessibilité établis par la Loi Canadienne sur la santé. Devant l'absence d'écoute du gouvernement Couillard, une des dernières chances de sauver le système de santé public au Québec est que le gouvernement fédéral intervienne rapidement.

Professionnels de la santé et experts, nous demandons donc au premier ministre et à la ministre de la Santé de faire appliquer la Loi sur la santé du Canada au Québec afin de s'assurer que les patients vont continuer à être soignés selon leurs besoins et non leurs moyens..