Chantier de la Davie : Ottawa cèdera-t-il aux pressions d’Irving

2015/11/24 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois

Le nouveau gouvernement libéral vient de suspendre l’attribution du contrat du projet Resolve au chantier naval de la Davie à Lévis.

Ce contrat porte sur la transformation du porte-conteneurs MS Asterix en navire de ravitaillement pour l’armée canadienne. Il est évalué à 700 millions $.

Le gouvernement conservateur a signé une lettre d’intention à cet effet, mais le contrat définitif n’a pas été conclu. Les chantiers de Halifax et de Vancouver ont protesté et demandent aux libéraux de Justin Trudeau de lancer un appel d’offre pour ce contrat.

Il est à noter que ce projet emploiera 650 travailleuses et travailleurs. Présentement, 250 personnes ont déjà été embauchées et le porte-conteneur est amarré au chantier de la Davie.

Il faut rappeler que les chantiers de Vancouver et Halifax en ont déjà plein les bras avec leurs lucratifs contrats gouvernementaux. En 2011, ils ont reçu le mandat de construire des frégates et d’autres navires, pour un montant évalué à 33 milliards $. La somme grimpe à 100 milliards $, lorsqu’on tient compte des coûts d’entretien et de réparations.

Le chantier de Halifax, appartenant à la famille Irving, a raflé la part du lion avec 25 des 33 milliards $.

Ces 33 milliards $ sur 30 ans s’ajoutent au contrat d’un milliard $ octroyé en 2008, encore aux chantiers de Vancouver et Halifax, pour la rénovation des frégates de la Défense nationale.

Face à cela, 700 millions $ est bien peu. Mais, au moins, le contrat à la Davie permet de maintenir le chantier en activité et de préserver des emplois. D’ailleurs, ce chantier de Lévis a été qualifié de meilleur chantier naval de 2015, en Amérique du Nord, par le Lloyd’s List North American Maritime Awards.

Malgré son excellence, il peine à survivre. Son précédent propriétaire a fait faillite. Les 1200 employés étaient en chômage en 2011, lorsque le gouvernement Harper a octroyé les contrats de 33 milliards $. Il va sans dire que le chantier de la Davie était en droit de recevoir une importante part de ces contrats.

L’industrie maritime fait face à une concurrence mondiale féroce. Ce secteur échappe aux règles de l’OMC et est fortement subventionné dans les autres pays. Au Canada, les contrats gouvernementaux permettent aux chantiers de maintenir leurs activités, lorsque le secteur privé connait un creux.

Il est crucial que le Québec conserve son expertise dans l’industrie maritime. Le transport maritime international se développe très rapidement. Le transport sur les eaux intérieures devrait connaître une croissance importante, pour des raisons économiques, environnementales et énergétiques.

Même si la part des dépenses publiques consacrées à la défense peut être contestée, il n’en demeure pas moins que le Québec devrait bénéficier d’une juste proportion de ces dépenses. Ce n’est pas le cas et cela constitue une injustice flagrante. Nos taxes et impôts font vivre l’industrie navale d’autres provinces, alors qu’ils pourraient soutenir un de nos fleurons.

Le fait de remettre en question l’octroi du projet Resolve à la Davie constitue une humiliation supplémentaire. Au Bloc Québécois, c’est la députée de Manicouagan, Marilène Gill, qui a dénoncé la situation : « Si le fédéral persiste à faire traîner les choses, des dizaines d’emplois de qualité sont menacés. On se rappelle qu’au printemps, ce sont plus de 200 travailleurs qui avaient été mis à pied dans l’attente d’une décision du gouvernement. Les travailleurs et leurs familles ont déjà subi leur lot d’incertitudes ».

Le Parti Québécois, notamment avec les interventions de Martine Ouellet, abonde dans le même sens, tout comme, d’ailleurs, le gouvernement libéral de Philippe Couillard.

Cette saga illustre à quel point l’État joue un rôle important dans le développement de l’économie. Dans le cas qui nous concerne, c’est l’économie du Québec qui écope, au profit de celles de la Colombie-Britannique et, surtout, des Maritimes.

Ayant reçu la part du lion, le groupe Irving semble être passé maître dans l’art de bénéficier du soutien étatique pour développer ses activités.

En plus de ces contrats maritimes, Irving a reçu un prêt du gouvernement néoécossais dépassant les 300 millions $ pour moderniser son chantier. L’entreprise avait d’ailleurs bénéficié d’importants contrats pour son chantier naval de la part d’Ottawa dans les années 1980.

Lorsqu’Irving a acheté le chantier néoécossais dans les années 1990, le groupe a ensuite choisi de fermer celui de Saint John, au Nouveau-Brunswick. Ce chantier-ci a alors reçu une aide fédérale pour être converti en usine de panneaux de gypse.

Les entreprises de la famille Irving couvrent une foule de secteurs : forêts, pâtes et papier, acier, construction de navires, pétrole, raffineries, stations-service, gaz naturel, pipelines, rails, construction et autres, sans parler de leur empire médiatique.

Plusieurs de ces secteurs bénéficient du soutien étatique. C’est notamment le cas pour le secteur des forêts, qui profite de conditions si avantageuses, via les concessions forestières de la province du Nouveau-Brunswick, qu’un économiste de la CIBC, Don Roberts, a montré que ces concessions n’étaient pas rentables pour la province. Les usines de pâtes et papiers ont aussi bénéficié d’importantes subventions de la part d’Ottawa.

Tout ceci a fait dire, en 2009, au journaliste Craig Silverman du New York Time qu’Irving contrôle, au Nouveau-Brunswick, les médias, l’économie et la politique de la province. Le conglomérat semble aussi avoir sa part d’influence à Ottawa!

L’entreprise, fondée par K.C. Irving, a été divisée à sa mort entre ses fils et petits-fils. Le journaliste Jacques Poitras a produit un très bon portrait de la famille et de l’entreprise dans son livre Irving vs. Irving(Viking), paru l’an dernier. La plupart des informations portant sur l’entreprise de cet article proviennent de cet ouvrage.

On y apprend notamment que K.C. Irving est déménagé aux Bermudes dès 1972 afin d’éviter de payer des impôts au Canada. Il y a aussi transféré le siège social de son entreprise. Si, d’une part, l’entreprise s’enrichit grâce au soutien du gouvernement, la famille Irving se défile de ses responsabilités fiscales avec une entreprise enregistrée dans un paradis fiscal.

L’entreprise utilise aussi plusieurs stratagèmes d’évitement fiscal. Par exemple, sa raffinerie du Nouveau-Brunswick achète son pétrole brut à partir d’une filiale des Bermudes, qui lui vend la ressource à fort prix. Ceci permet de déplacer les profits vers les Bermudes, et ainsi payer moins d’impôts au Canada. Dans le jargon propre aux paradis fiscaux, on appelle ça un prix de transfert interne à l’entreprise.

Étant donné l’environnement concurrentiel mondial actuel, le soutien de l’État à l’économie et aux entreprises peut être justifiable, lorsqu’il permet de créer et soutenir de bons emplois.

Toutefois, il faut s’assurer que les fonds soient bien investis et qu’ils soient répartis de façon équitable. Subventionner un conglomérat enregistré dans un paradis fiscal, qui y enregistre ses bénéfices, constitue un dérapage inacceptable qui doit être dénoncé.

Il n’y a pas à dire, cette entreprise est influente. C’est d’autant plus inquiétant que le projet controversé Énergie Est de TransCanada a pour objectif d’acheminer le pétrole de l’Ouest jusqu’à la raffinerie Irving au Nouveau-Brunswick. Il est à souhaiter que la mobilisation au Québec contre ce projet soit suffisante pour contrecarrer l’influence des intérêts du pétrole de l’Ouest et ceux d’Irving, et que le Québec tire mieux son épingle du jeu que dans le dossier des contrats de navires.