Portrait du Syndicat des cols bleus de la ville de Montréal

2016/01/11 | Par Pierre Dubuc

Au cours des derniers mois, le Syndicat des Cols bleus de la Ville de Montréal et son ex-président Jean Lapierre ont défrayé la manchette des médias.

Pour connaître l’héritage de Jean Lapierre, dont se réclame l’actuelle présidente Chantal Racette, nous republions ce portrait du Syndicat des cols bleus, paru au printemps 2003 dans la L’apostrophe, la revue de l’aut’journal.

Au mois d’avril 1995, j’ai été témoin d’une scène choquante, mais fort instructive. Nous étions une dizaine de journalistes dans une salle de l’édifice de la FTQ à attendre la conférence de presse de Jean Lapierre, le président du Syndicat des Cols bleus de la Ville de Montréal. Quelques minutes avant l’arrivée de Lapierre – qui sera accompagné du président de la FTQ, Clément Godbout, et de Gilles Charland du SCFP – un permanent syndical est venu nous distribuer le communiqué de presse.

À mon grand étonnement, le journaliste de la radio de Radio-Canada regarde avec dédain le communiqué, le froisse et déclare : « Je ne veux même pas le lire! » Ça promettait! La conférence de presse a dépassé les attentes les plus folles. Les journalistes ont matraqué Lapierre de questions, répétant inlassablement les mêmes, sur de soi-disant actes de violence commis par les cols bleus.

Lapierre s’est défendu comme un lion. Des cadres auraient été victimes d’agression? Lapierre opposait le démenti du négociateur en chef de la ville sur les ondes de TéléMédia. Du vandalisme au Parc Maisonneuve ? Lapierre exhibait deux rapports de police précisant que les dommages étaient l’œuvre d’un individu qui n’avait rien à voir avec les cols bleus. Le Centre Claude-Robillard était fermé à cause d’un conflit ? Non, c’est dû à des réparations à la piscine rétorque Lapierre en précisant que le dénommé Claude Champagne qui a donné cette information aux journalistes n’est pas le gérant du Centre, mais bien le responsable de la sécurité à la Ville !

Le cirque a duré pendant deux heures, les journalistes répétant inlassablement les mêmes questions. Jamais, ils n’auraient démontré autant de hargne à l’égard d’un patron. Lapierre était au banc des accusés et les journalistes avaient troqué leur « objectivité » pour la toge du procureur de la Ville. Rien d’étonnant, puisque l’administration municipale avait convoqué les journalistes quelques heures avant la conférence de presse du syndicat, annoncée depuis trois jours, pour les briefer.

Le lendemain, les reportages dans les médias écrits étaient à l’avenant. Le Devoir – qui n’est pas le journal le plus antisyndical – publiait une photo sur laquelle on voyait Lapierre brandissant le poing sous l’œil réprobateur de Clément Godbout. Et dire que la conférence de presse avait été convoquée précisément dans le but de défaire cette image de violence qu’on voulait accoler au syndicat et montrer que la FTQ soutenait son syndicat affilié. Avec une simple photo, bien choisie, Le Devoir réussissait à propager le message contraire. Et comme une image vaut mille mots… Du beau travail de désinformation!

Nous suivions alors de près, à l’aut’journal, le syndicat des cols bleus qui cherchait à négocier la semaine de quatre jours, ce qui représentait une importante avancée pour le mouvement syndical. La collusion entre l’administration municipale et les médias était manifeste et nous avions décidé d’en faire la première page de notre numéro du mois de mai 1995. Nous avions déniché un fort belle photo de Lapierre s’adressant aux journalistes et titré : « Complot des médias contre les cols bleus. Jean Lapierre présente les faits. »

Nous avons été à même de mesurer l’impact de ce complot. De tous les numéros que nous avons produits au cours des dernières années, c’est celui qui a connu le moins de succès. À la fin du mois, il restait encore des dizaines de journaux dans nos présentoirs de distribution gratuite, alors qu’ils sont habituellement vides. Les gens avaient « leur idée » sur les cols bleus et ne voulaient même pas connaître le point de vue du président de leur syndicat.

Que les citoyens ordinaires soient à ce point victimes de la manipulation médiatique n’étonne pas étant donné l’extraordinaire concentration des médias au Québec et l’extrême faiblesse de la presse alternative. Mais il était et est toujours surprenant de constater que les milieux syndicaux partagent – encore – les mêmes préjugés!

Au cours des semaines précédant la rédaction de cet article, mes collègues syndicaux ou progressistes, à qui j’ai dit que je réalisais des entrevues avec des dirigeants du Syndicat des cols bleus en vue du présent portrait, ont tous eu la même réaction : « Ah oui, le syndicat des gros bras ». Quand je leur disais qu’un gros bras sur quatre était une femme, ils ne me croyaient pas. Pour vaincre leur incrédulité, je leur signalais que les femmes étaient majoritaires dans l’arboriculture et qu’ils avaient sans doute remarqué qu’il y avait plusieurs femmes dans l’enlèvement des déchets et de la neige. Je sentais que je commençais à les déstabiliser dans leurs préjugés.

Mais là, où je les désarçonnais complètement, c’est quand je leur apprenais que des 4 500 cols bleus, 500 à 800 participaient aux assemblées générales régulières et 3 000 à 3 500 aux assemblées spéciales concernant, par exemple, le renouvellement de la convention collective. Des chiffres impressionnants en cette période de morosité syndicale où il est souvent difficile d’avoir le quorum en assemblée générale.

Ces réactions de syndicalistes et de progressistes ont raffermi notre conviction de la nécessité d’un portrait de ce syndicat qui joue un rôle clef dans les négociations du secteur public et contre lequel les médias manifestent tant de hargne. Le président Jean Lapierre, le secrétaire trésorier Denis Maynard, Richard Imbeault, le conseiller politique, André Bouthillier du SCFP qui a travaillé avec les cols bleus sur plusieurs dossiers et Carole Robertson, responsable de la condition féminine à la FTQ nous ont accordé de longues entrevues pour nous aider à cerner les enjeux auxquels le Local 302 du SCFP a été confronté et qui sont aussi des enjeux importants pour l’ensemble du mouvement syndical.

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L’arrivée de Jean Lapierre à la tête du Syndicat des cols bleus en 1985 a lieu dans des conditions particulièrement dramatiques. Il est élu en pleines négociations avec les autorités de la ville de Montréal car, au Local 301, les élections du président et du secrétaire-trésorier, au suffrage universel, se déroulent à date fixe. À peine élu, il apprend, en regardant la télévision, de la bouche de Louis Laberge, le président de la FTQ, qu’il y a un règlement entre la ville et le syndicat.

Quelques instants, plus tard, apparaît sur le petit écran Yvon Lamarre, le président du Comité exécutif, sourire aux lèvres, qui se félicite de l’entente. Mais, Lapierre n’allait pas en rester là. Il convoque les journalistes et, coup de tonnerre, contredit en ondes Lamarre et Laberge : « Il n’y a pas d’entente », dit-il en substance. On imagine facilement le brasse-camarade que cette déclaration a provoqué au sein de la FTQ, Louis Laberge n’étant pas du genre à se faire donner la leçon par un syndicat affilié. « Il y a eu 72 heures de confusion », nous dit aujourd’hui Lapierre, sourire en coin.

Les négociations allaient se poursuivre et durer, en tout, 29 mois. Le temps que le Parti civique de Jean Drapeau soit remplacé en novembre 1986 par le Rassemblement des Citoyens et Citoyennes de Montréal (RCM) de Jean Doré. Trois mois plus tard, en février 1987, un règlement intervenait qui reconnaissait un plancher d’emplois pour les cols bleus à la Ville de Montréal. L’hémorragie qui avait vu le nombre de cols bleus passer au cours des dernières années de 7 000 à 4 000 était jugulée. Un tournant historique venait d’être opéré. Jean Lapierre et son équipe venaient de remporter une victoire inespérée.

Quelques mois auparavant, Lapierre s’était longuement interrogé quant à son avenir et à celui de son syndicat. « J’avais le choix, me dit-il, entre tout abandonner, tenter d’amener mon syndicat à la CSN, ou apporter des correctifs de l’intérieur ». La situation n’était pas rose. La petite pègre contrôlait le syndicat et, de connivence avec l’administration municipale, procédait à la liquidation des emplois au profit de la sous-traitance. « Les dirigeants du syndicat invitaient les membres à se trouver un autre emploi », relate Lapierre pour décrire le climat ambiant.

La cause semblait perdue. Lapierre avait été élu à un poste de directeur du syndicat en 1979 et, grâce à un travail acharné, s’était acquis une réputation d’efficacité et d’intégrité auprès des membres. Il avait formé une équipe pour les élections de 1981, mais avait mordu la poussière. « C’était dangereux de contester le pouvoir en place », nous confie-t-il en citant le cas d’un de ses collègues qui avait quasiment été battu à mort.

Mais Lapierre n’avait pas froid aux yeux. « Je viens d’une famille de syndicalistes, explique-t-il. Mon père était à la CSN et deux de mes oncles sont parmi les membres fondateurs du local 144 de la FTQ ». Il avait aussi de qui tenir pour aimer la bagarre. « Mon père a fait de la boxe quand il était jeune; il a participé aux Golden Gloves », ajoute-t-il avec fierté.

Finalement, Lapierre décide de foncer, de se faire élire et de changer le syndicat de l’intérieur. L’appareil syndical est peut-être contrôlé par la petite pègre, mais ses riches traditions démocratiques sont encore présentes parmi les membres. « Notre syndicat a été créé en 1941 et s’est affilié au CTCC en 1944, raconte Lapierre. Son principal dirigeant, Léo Lebrun, a été un des fondateurs de la FTQ. Léo Lebrun était membre du Parti communiste. Le maire Camilien Houde l’avait dénoncé comme dangereux communiste et il y avait même eu une messe chantée à l’Oratoire St-Joseph pour sauver l’âme des cols bleus ».

Lapierre s’inspire également d’un autre ancien président, Roger Lampron, célèbre dans le mouvement syndicat pour s’être caché dans le coffre d’une automobile pour pénétrer sur lieux de travail afin d’aller syndiquer les travailleurs d’Hydro-Québec.

L’héritage des Lebrun et Lampron est toujours présent dans les structures du syndicat, ne serait-ce que par le fait que les principaux officiers sont élus au suffrage universel des membres. Lapierre fait campagne. L’équipe qu’il a créé en 1981 a acquis de l’expérience et lui assure la victoire. Il recueille 55 % des voix et son équipe a fait élire 7 des 12 membres de l’exécutif et la moitié des directeurs de comités. Il est assez fort pour faire comprendre à Laberge et Lamarre que c’est lui qui négocie pour les cols bleus et obtenir, plus tard, de l’administration Doré le plancher d’emplois tant recherché.

Qu’une telle entente soit survenue à la faveur d’un changement d’administration à la ville de Montréal n’est pas non plus le fruit du hasard. On se rappellera que les syndicats montréalais avaient participé à la création du RCM et le Syndicat des cols bleus n’avait pas été en reste. Selon certaines sources, le Local 301 aurait versé plus d’un million et demi de dollars à la caisse du RCM, en plus de l’alimenter en dossiers chauds tout au long de la campagne électorale. Il va sans dire qu’une fois au pouvoir, le RCM avait quelques reconnaissances de dettes – des IOU comme disent les anglais – à honorer.

L’expérience allait porter. Le Syndicat des cols bleus avait « fait de la politique » et il allait continuer à en faire, contrairement à la plupart des syndicats au Québec qui préfèrent un abstentionnisme de bon aloi. Lorsqu’on l’interroge sur les raisons de cette non-participation syndicale à la vie politique, alors que les associations patronales sont particulièrement actives, Lapierre répond : « Les syndicats ont peur de faire de la politique. Ils ont peur des conséquences, des séquelles ».

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L’élection de l’équipe Lapierre avait réussi à freiner, avec le plancher d’emplois, le recours à la sous-traitance. Maintenant, le syndicat allait la faire reculer. La convention collective stipulait que 50 % de l’enlèvement des ordures était du ressort des cols bleus. Mais, après enquête, le syndicat se rend compte que sa part n’est que de 10 %. Il fait enquête et réussit à prouver qu’il y a une situation de monopoles du côté de l’entreprise privée avec collusion pour fixer les prix. L’administration municipale est forcée d’admettre les faits, mais se fait tirer l’oreille pour agir. Tous les prétextes sont bons pour repousser à plus tard le redressement nécessaire. « On a dû lutter contre toutes sortes de manœuvres dilatoires », de nous dire Richard Imbeault, attaché politique au syndicat, et responsable du comité Pro-régie, chargé de faire enquête sur la sous-traitance. « Par exemple, enchaîne Imbeault qui vient du service de la voirie, la Ville nous disait que les camions neufs ne seraient pas prêts avant six mois. Nous nous rendions à l’usine, prenions des photos pour démontrer que c’était faux ».

Bien entendu, les entrepreneurs privés n’allaient pas céder leur part de ce lucratif marché sans réagir. Certaines ont cherché à soudoyer les dirigeants syndicaux. « Je me souviens d’une rencontre, raconte Imbeault, où nous aurions pu tous payer l’hypothèque sur nos maisons si nous avions accepté leur pot-de-vin ». Après l’échec de la corruption, les entreprises, bien connues pour leurs liens avec le monde interlope, eurent recours à l’intimidation. « Pendant plus d’un an, les responsables du comité vérifiaient attentivement sous leur voiture avant de mettre la clef dans l’ignition », ajoute Imbeault.

On se trouvait à faire face à un scénario similaire dans le dossier de l’enlèvement de la neige. La clause de la convention collective qui stipule que le contracteur privé doit payer ses employés le même salaire que les cols bleus n’était pas respectée. Pour le prouver, le syndicat a suivi à la trace des contracteurs, a interrogé leurs employés. « Certains sont venus témoigner contre leur boss, en révélant qu’ils les payaient en essence », se rappelle Richard Imbeault.

Parfois, les moyens pour dénigrer les employés municipaux et valoriser l’entreprise privée sont subtils. Lapierre raconte qu’un système de pots-de-vin était en place pour donner priorité aux camions de l’entreprise privée dans les quais de déversement des déchets et de la neige. « Les camions de la ville devaient attendre et, par le fait même, les quartiers déneigés par l’entreprise privée l’étaient plus rapidement que ceux sous la responsabilité de la ville. Ce qui, évidemment, ‘‘prouvait’’ la plus grande efficacité du privé. Nous avons aboli ce système », explique-t-il avec fierté.

Lapierre et Imbeault sont intarissables lorsqu’ils se mettent en frais de raconter tous les coups tordus qu’ils ont réussi à démasquer. Imbeault rit encore en se remémorant Pierre Bourque, alors employé de la ville, obligé par le maire Jean Doré de boire un verre d’eau à la plage Doré pour témoigner de sa pureté. Les cols bleus avaient découvert une roulotte d’où une bonbonne lançait de telles quantités de chlore dans l’eau que les algues en mourraient.

Le Syndicat a eu recours à tous les moyens possibles pour éventer les complots de l’administration municipale : loi d’accès à l’information, filature, enquêtes mais également et surtout les yeux et les oreilles de leurs membres. Un de leurs meilleurs coups a sans doute été d’alerter l’opinion publique quant aux menaces de privatisation de l’eau à Montréal. Le syndicat avait mis la main sur un document d’un ministère à Québec qui expliquait comment il fallait préparer l’opinion publique à une telle éventualité et avait repéré l’intérêt soudain pour notre réseau d’aqueduc de Bouygues et de la Lyonnaise des Eaux, deux entreprises françaises. Cette dernière avait même embauché l’ex-ministre libéral Yves Séguin comme consultant.

La publication de ces informations par un journaliste, à qui le syndicat avait refilé le dossier, a créé un impact considérable dans l’opinion publique. Une assemblée monstre, tenue à l’UQAM, a permis de prendre la mesure de cet intérêt et a jeté les bases de ce qui allait devenir la Coalition Eau-Secours!. Aujourd’hui, le dossier de l’eau est un des plus sensible, des plus mobilisateur, mais peu de gens savent qu’il trouve son origine dans l’action du syndicat des cols bleus de la ville de Montréal.

Le dossier de l’eau témoignait également du virage pris par l’administration du RCM. « Doré avait perdu contact avec la population, nous dit Lapierre. Un réseau parallèle de ‘‘conseillers’’ avait été mis en place. Chaque conseiller municipal avait son ‘‘conseiller’’. Il y avait un gouvernement parallèle ». Les relations entre les cols bleus et l’administration municipale, excellentes sous le premier mandat Doré, se sont détériorées rapidement au cours du deuxième mandat. En 1993, une entente de principe était unilatéralement et brutalement remise en question deux jours plus tard. Cela allait donner lieu au fameux incident de la porte de l’hôtel de ville défoncée à coups de bélier par des cols bleus et qui allait conduire le président Jean Lapierre et le secrétaire-trésorier Denis Maynard en prison pour six mois. Quant à Doré, il se retrouvait, après sa défaite électorale, embauché par la firme d’ingénierie SNC Lavalin, confirmant ainsi tous les soupçons sur les liens entretenus par le maire Doré avec les entreprises qui salivaient à la perspective de la privatisation de l’eau.

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À Ottawa, en octobre 2000, lors de la manifestation de la Marche mondiale des femmes, le contingent des cols bleus était facilement identifiable à cause des drapeaux blanc et bleu du syndicat et de son nombre. C’était le contingent le plus important de la manifestation avec 300 personnes. Ceux qui participent aux manifestations comme le Premier Mai ont déjà noté que les cols bleus forment toujours le groupe le plus nombreux, le mieux organisé et le plus visible. Mais une présence aussi remarquable à Ottawa, dans une manifestation de femmes, avait de quoi étonner ceux qui les identifient à un syndicat de « gros bras ».

De façon générale, il est à souligner que les syndicats, au Québec, sont très actifs dans le dossier des femmes. Alors que dans d’autres pays, aux États-Unis par exemple, la question des femmes, comme celles des minorités ethniques ou sexuelles, a été utilisée pour diviser le mouvement ouvrier et reléguer à l’arrière-plan la question sociale, le mouvement syndical québécois a évité une telle fracture et a fait sienne la cause des femmes. Ainsi, la Marche mondiale des femmes n’aurait pu connaître un tel succès sans l’appui financier, logistique et militant du mouvement syndical québécois.

Cela s’explique en partie par le fort taux de syndicalisation de la main d’œuvre québécoise, près de 40 % contre un maigre 15 % aux États-Unis. Mais le phénomène fondamental est l’entrée massive des femmes sur le marché du travail dans la deuxième moitié du XXe siècle et leur présence accrue dans le mouvement syndical.

Aujourd’hui, la lutte des femmes pour l’égalité – leurs salaires ne représentent toujours qu’entre 60 % et 70 % du salaire des hommes – a pris principalement la forme de la lutte pour l’équité salariale dont l’objectif est la revalorisation des emplois typiquement féminins. Cette revendication a presque complètement occulté la lutte pour l’entrée des femmes dans des métiers traditionnellement réservés aux hommes jadis présentée comme la voie privilégiée de l’émancipation des femmes sur le marché du travail.

Bien que la revendication de l’équité salariale soit passée à l’avant-scène, l’entrée des femmes dans les métiers traditionnellement masculins s’est néanmoins poursuivie et les cols bleus en sont un bon exemple. De 1980 à aujourd’hui, le nombre de femmes est passé de 50 à 1250, soit plus quart de l’ensemble des cols bleus. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires dans l’arboriculture et on en voit de plus de plus conduire les camions de la ville.

On imagine facilement que leur entrée ne s’est pas faite sans heurts dans un milieu où les valeurs masculines étaient autant valorisées. Le succès de leur intégration est en grande partie attribuable au rôle joué par le syndicat. Carole Robertson, responsable de la question des femmes à la FTQ, rappelle que le syndicat a exigé de négocier les conditions de l’entrée des femmes au début des années 1980 lorsque la question s’est posée à la faveur de lois sur l’accès à l’égalité prônant une approche volontaire.

« Qu’un syndicat s’implique dans l’embauche du personnel était en soi un changement majeur », nous souligne André Bouthillier. Traditionnellement, les syndicats ne s’intéressent aux employés qu’une fois leur période de probation terminée. La participation du syndicat a d’abord permis de contrer quelques manœuvres patronales. « Le rapport d’une firme de consultants, embauchée par la ville, avait identifié la clause d’ancienneté comme le principal obstacle à l’intégration des femmes », se rappelle Carole Robertson. « Le syndicat a refusé net cette explication qui aurait divisé ses membres », ajoute-t-elle.

Le syndicat s’est alors attaqué aux véritables obstacles : l’absence de vestiaires et de toilettes pour les femmes ; les bottines et les gants inadaptés. « Il a fallu forcer le réaménagement de lieux et de postes de travail qui avaient été conçus pour des hommes de 5 pieds et 8 pouces minimum », nous explique Carole.

Mais le principal problème était évidemment celui des mentalités. « Différentes études et notre propre expérience dans d’autres milieux avaient démontré que l’intégration d’une seule femme dans un groupe de soixante personnes était vouée à l’échec », nous dit Carole. À cause des quolibets, du harcèlement. Plus grave encore était le danger des généralisations abusives. « Parce qu’une femme n’avait pu faire tel ou tel travail, on affirmait qu’aucune femme ne pourrait le faire », précise-t-elle. Pour contrer ce problème, les femmes ont été intégrées en groupe en s’assurant qu’elles allaient représenter au moins 20 % des effectifs de l’équipe de travail.

Le syndicat était conscient que la présence d’une masse critique de femmes n’allait pas régler tous les problèmes d’attitudes. « L’exécutif a adopté une déclaration de principe, souligne Carole, l’a fait laminée et affichée dans tous les lieux de travail ». Il a mis sur pied un comité de la condition féminine, le premier au Québec. Tous les membres de la structure syndicale ont été convoqués à une journée de formation. Puis, l’exécutif s’est rendu sur les lieux de travail pour expliquer aux cols bleus ce qui changerait, ce qui ne changerait pas. « Le message était clair, nous dit Carole Robertson. Le respect que les cols bleus exigent pour eux-mêmes, ils doivent le porter à l’égard de leurs nouveaux collègues féminins ».

Quand des problèmes se sont présentés, les membres fautifs ont été convoqués au bureau du syndicat. « On leur expliquait, raconte avec fierté Carole, ce qu’étaient le harcèlement et la discrimination. On précisait clairement que la transgression des règles établies mettait leur emploi en jeu et que leur cause serait indéfendable par le syndicat. Cela donnait à réfléchir. »

Aujourd’hui, après avoir intégré les emplois non spécialisés, les femmes ont gravi les échelons et ont eu accès à de meilleurs emplois en vertu de la règle de l’ancienneté. Pour Carole Robertson, l’expérience réalisée au syndicat des cols bleus est le plus bel exemple d’intégration des femmes dans des métiers non-traditionnels.

On comprendra pourquoi les femmes cols bleus se sont mobilisées lorsque les éditorialistes ont tenté d’épingler Jean Lapierre comme sexiste pour avoir déclaré que son syndicat « passerait sur le corps de la ministre Lemieux » si

Celle-ci ne modifiait pas la loi 124 sur les fusions. L’expression était malheureuse, mais elle ne méritait pas qu’on accable Lapierre. C’est ce que 300 jeunes femmes cols bleus sont venues dire en manifestant devant les bureaux de la ministre Lemieux. L’affaire n’a pas fait long feu.

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Dans leur lutte pour améliorer leurs conditions de travail, les cols bleus privilégient des moyens d’action directe. Pou régler un différend à propos de l’interprétation de la convention collective, ils n’hésitent pas « à faire le banc », c’est-à-dire rester assis à ne rien faire. « C’est plus efficace que le dépôt d’un grief », de me dire Denis Maynard en me soulignant qu’un secteur de la ville aura de « gros problèmes » de déneigement lors de la première neige si on ne parvient pas d’ici là à s’entendre sur l’interprétation de la clause d’ancienneté dans l’attribution des tâches.

Une caisse spéciale a été constituée et sert à verser une prestation de grève dès le premier jour d’un débrayage, contrairement à la grande majorité des syndicats où la prestation de grève n’est versée qu’après plusieurs jours. Par contre, les grévistes ne touchent pas d’argent s’ils ne participent pas aux activités syndicales. Lors du conflit à la Société d’habitation de Montréal, les grévistes allaient dans les garderies faire de l’animation auprès des enfants. « C’était une façon de compenser les parents pour les services dont on les privait », nous dit André Bouthillier.

C’est tout un changement avec la vieille tradition des cols bleus. Les plus âgés se souviendront qu’un conflit des cols bleus était toujours marqué par le bris de camions, le sabotage des feux de circulation. « Lapierre, nous dit Bouthillier, a été le premier à déclarer : un col bleu ne casse pas ses outils ! » L’allure des manifestations a également changé. En 1988, 2000 cols bleus ont manifesté chacun portant un balai. Mais le côté frondeur demeure. Lapierre refuse systématiquement de demander un permis pour manifester. « La rue est à tout le monde », déclare-t-il. Et le syndicat est équipé pour écouter sur ondes courtes les communications de la police et déjouer à l’occasion leurs tactiques.

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J’ai fait sursauter Jean Lapierre lorsque je lui ai dit : « En lisant certaines des entrevues que tu as accordées, on pourrait accuser le 301 d’être un syndicat de droite. Vous parlez de ‘‘partenariat’’, de ‘‘négociation raisonnée’’, des termes qu’on associe aux syndicats de collaboration de classe plutôt qu’aux syndicats de lutte de classe ». C’était bien sûr une provocation de ma part, mais elle a fonctionné. Piqué au vif, Lapierre m’a donné le cours Partenariat 101.

« Le partenariat se fait d’égal à égal, avec des engagements écrits où il est précisé que le but de l’exercice est la création d’emplois. Le tout doit se faire dans le respect de la santé et la sécurité au travail et dans le but de rendre les travailleurs heureux », déclare-t-il d’entrée de jeu, tout en ajoutant, « sans cadeaux individuels ».

Depuis 1994, le syndicat est engagé dans une expérience réussie de partenariat avec les autorités municipales à la Communauté urbaine de Montréal. La sous-traitance a été éliminée et des millions de dollars en économie ont été réalisés, particulièrement à l’usine d’épuration des eaux. « Nous avons obtenu à deux reprises le premier prix de Qualité Québec à la grande surprise du patronat », précise un Jean Lapierre affichant un large sourire.

Selon André Bouthillier, le syndicat a pu s’engager dans une telle démarche parce qu’il avait obtenu la sécurité d’emploi. « Sans sécurité d’emploi pour les employés et les cadres, c’est voué à l’échec. L’approche prônant la qualité totale est tombée en désuétude à cause de cela. Les cadres de premier niveau l’ont torpillée. C’était prévisible puisque, sans sécurité d’emploi, c’est leur job qui sautait ! », précise-t-il.

Avec la garantie du plancher d’emplois à la ville et une formule similaire dans le cadre du partenariat à la CUM, le syndicat a pu s’impliquer dans cette démarche. « Les cadres municipaux les plus intelligents étaient d’accord, souligne Bouthillier, parce qu’ils y voyaient une amélioration de la fonction publique ». Toute l’organisation du travail a été revue. Il en est résulté des économies de plusieurs millions de dollars récurrentes pour l’administration municipale et la semaine de quatre jours pour les employés municipaux.

Mais cela ne s’est pas fait sans lutte. « Le partenariat, ça marche, ajoute Lapierre, à la condition de ne pas se laisser imposer la conception patronale du partenariat ». La méfiance syndicale doit aller jusque dans les détails. « On n’a jamais accepté, nous dit-il, les trucs qui consistent à faire asseoir les représentants syndicaux entre les représentants patronaux, comme si tout le monde faisait partie de la même famille. L’employeur reste l’employeur et on s’assoit face à face. »

Les « trucs » patronaux, le syndicat les connaît fort bien. Sous la recommandation d’André Bouthillier, le syndicat a envoyé des représentants à plus d’une cinquantaine de colloques patronaux ayant pour thème le partenariat, la qualité totale, la réingénierie. « On a étudié la stratégie de l’adversaire, ses tactiques, sa terminologie », nous confie Lapierre qui a lu également plusieurs volumes sur des expériences similaires au Japon, en Allemagne, en France, en Suède et aux États-Unis.

Il nous souligne que les grands gurus nord-américains ont cherché à discréditer toutes les expériences intéressantes qui se faisaient dans d’autres pays. « En Amérique du nord, le patronat est contre le vrai partenariat. Les patrons ont peur de tout ce qui pourrait ressembler à de la cogestion ».

Si le Syndicat des cols bleus est sorti plus fort de ces expériences de partenariat, Lapierre n’est pas sans savoir que le chemin est parsemé de pièges dans lesquels plusieurs syndicats sont tombés. « Le partenariat, dit-il, ouvre la porte à des choses ingénieuses qui débordent du cadre habituel de négociation. Dans certains cas, pour contrer la sous-traitance, on peut revoir certaines définitions de tâche, accepter une certaine flexibilité mais limitée, conditionnelle, jamais liée à la discrétion de l’employeur ».

« Il faut se garder de toute naïveté, enchaîne-t-il. Il est facile pour les représentants syndicaux d’oublier les objectifs qu’ils s’étaient fixés au départ. » Et il ajoute cette phrase qui résume si bien le piège tendu par la partie patronale dans l’approche partenariale : « Il ne faut pas tomber dans la facilité, dans ce sentiment qu’il est très agréable de ne pas être en conflit avec la partie patronale ».

Pour éviter que les représentants syndicaux succombent au bon-ententisme, ils doivent demeurer fermes et être l’objet d’une surveillance constante par toute la structure syndicale. « Il faut, de nous dire Lapierre, avoir en parallèle une vie syndicale très développée ».

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« Le syndicat des cols bleus a poussé à l’extrême le service aux membres », nous dit André Bouthillier. Une visite dans leurs locaux de la rue Papineau nous permet corroborer ses dires. C’est un va-et-vient constant. Une vraie ruche. D’ailleurs, Denis Maynard déplore que le symbole de la ruche soit identifié au Mouvement Desjardins, sinon le syndicat se le serait approprié.

Dans l’organigramme du syndicat, on dénombre 24 comités. Certains se retrouvent dans la plupart des syndicats, comme les comités de de négociations, de santé-sécurité, de la condition féminine ou des jeunes. D’autres sont moins fréquents, comme l’éducation et l’action politique, les gais et lesbiennes, l’environnement, les délégués sociaux. S’ajoutent des comités de programmes d’aide aux employéEs, de formation et perfectionnement, de relations humaines, de sports et loisirs, etc.

Les deux comités les plus insolites sont sans doute le comité pro-régie et celui des Ailes des ancienNEs combattantEs. Le premier a pour mission de faire comprendre aux employeurs que, souvent, les contrats qu’ils font exécuter par un contracteur sont plus dispendieux que s’ils le faisaient faire par leurs employés à l’interne. C’est lui qui fait enquête sur le travail des sous-traitants, monte les dossiers démontrant qu’ils lésinent sur la qualité du travail ou des matériaux ou ne respectent pas les normes de santé et sécurité.

Quand on m’a parlé du deuxième comité, celui des Ailes des anciens combattants, j’ai crû que c’était un comité de vétérans de la Deuxième guerre mondiale. En fait, c’est bel et bien un comité de vétérans, mais de l’action syndicale. Des vétérans, qui aiment bien à l’occasion participer aux activités sociales du comité sports et loisirs, mais qui veulent surtout continuer à militer de façon active.

Mis sur pied lors de l’incarcération de Lapierre et Maynard en avril 1999, le comité a organisé des manifestations de retraités devant le Palais de Justice et l’occupation des bureaux du ministre de la Sécurité publique. Le Comité a également tenu des lignes de piquetage devant les salles de spectacle où se donnaient des concerts commandités par la Sun Life. Les cols bleus étaient mécontents de la façon dont cette compagnie gérait l’assurance salaire. Ils ont finalement obtenu que le régime d’assurance salaire soit dorénavant administré par le Mouvement Desjardins.

Aujourd’hui, de nombreux syndicats se plaignent de la faible participation de leurs membres. Avec raison, ils en imputent la faute à l’individualisme régnant, à l’effritement du tissu social. Avec le triomphe de l’idéologie néolibérale, le phénomène est constaté dans tous les pays avancés. Il faudra sans doute une catastrophe internationale d’une grande ampleur pour que l’individualisme fasse place à l’entraide et à la solidarité. La tragédie du World Trade Center nous en a donné une idée. Alors que s’écroulaient ces deux symboles du néolibéralisme et des valeurs d’individualisme qui y sont attachées, on a vu des pompiers, des policiers et des bénévoles risquer leurs vies pour se porter au secours de leurs frères humains. Le chacun pour soi si caractéristique de Manhattan cédait le pas à l’entraide et à la solidarité.

Seule, sans doute, une crise majeure viendra à bout de l’égoïsme ambiant et fournira l’occasion de reconstruire le monde sur d’autres bases. Mais, pour l’instant, rien ne nous empêche de cherche à freiner le développement de l’individualisme dans nos propres rangs. Le néolibéralisme, qui est l’idéologie du capitalisme sauvage, attise la concurrence entre les travailleurs. De tout temps, le rôle du mouvement syndical a été de la contrer afin d’opposer au patronat une force collective. Celle-ci s’exprime lors de la négociation des conventions de travail, mais doit être présente à chaque jour. Pour cela, il faut briser l’isolement, la solitude, l’embourgeoisement et développer une vie sociale et communautaire.

Les nombreux comités mis en place par le syndicat y parviennent relativement bien, compte tenu du contexte actuel. Plusieurs centaines de membres sont présents aux soirées dansantes ou aux sorties à la cabane à sucre. La participation aux assemblées générales témoigne bien de l’enracinement du syndicat. De 500 à 800 membres participent aux assemblées générales, même lorsqu’on n’y traite que de régie interne. À l’occasion d’assemblées générales avec des points majeurs à l’ordre du jour, la participation grimpe à 3 000 à 3 5000 membres, soit un taux de participation supérieure à 66 %.

Cet appui permet aux dirigeants syndicaux de s’engager en toute confiance dans des négociations de partenariat, mais également de contrer les tentatives de déstabilisation du syndicat comme ce fut le cas lors de l’emprisonnement de Jean Lapierre et Denis Maynard en avril 1999.

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À chaque fois que les médias veulent dénigrer Jean Lapierre et le Syndicat des Cols bleus, ils repassent les images des événements du 13 septembre 1993 alors que des manifestants casqués défoncent à coups de bélier les portes de l’hôtel de ville de Montréal. Pour cette action, Jean Lapierre et Denis Maynard ont été condamnés à six mois de prison pour complot.

Le caractère politique de cette condamnation est évident lorsqu’on se rappelle que Peter Sergakis, le dirigeant de l’association des petits commerçants, lui aussi en guerre contre l’administration municipale, n’a été condamné qu’à 800 $ d’amendes – qu’il n’a jamais payés – pour être pénétré à l’intérieur de l’hôtel de ville et avoir lancé des chaises sur les conseillers municipaux.

D’autres éléments invitent à nous demander de quel côté était le complot ? Par exemple, les manifestants casqués, qui ne faisaient pas partie de la structure syndicale, n’ont jamais fait l’objet de poursuites et ne se sont pas retrouvés devant les tribunaux. Les commentaires des reporters aux informations télévisées du 13 septembre affirmant que Lapierre était intervenu pour calmer les manifestants n’ont jamais repassé par la suite.

L’absence de l’habituel cordon policier devant l’hôtel de ville lors de manifestations était également intriguant. Les policiers étaient plutôt cachés à l’intérieur de l’édifice. « Voulait-on que la manifestation dégénère, s’interroge Lapierre, en rappelant que les cols bleus auraient pu facilement pénétrer dans l’édifice s’ils l’avaient voulu. « Nous avons 70 cols bleus qui y travaillent », dit-il.

Rappelons également que les cols bleus étaient engagés dans des négociations intensives avec la Ville de Montréal dans le cadre de la loi 102 qui prévoyait une coupure de salaire de 1 % récurrente pour tous les employés municipaux et le gel des conditions de travail pour une période de deux ans, à moins que les parties en viennent à une entente avant minuit, le 14 septembre 1993. Au cours de la nuit précédente, alors que les négociations allaient jusque là bon train – coup de théâtre – la Ville dépose un projet de convention collective qui prévoit la privatisation de plusieurs services, y incluant un projet de privatisation de l’eau. Les cols bleus mettent alors fin aux négociations et organisent la manifestation devant l’hôtel de ville.

Par la suite, l’intervention de Claude Champagne, gérant de la sécurité à la ville et membre du comité de négociation, comme principal témoin lors du procès, la procédure d’accusation et la sévérité de la sentence, tout démontre qu’on cherchait à briser le syndicat.

Mais la manœuvre n’a pas réussi. « Ils sont allés trop loin, de dire Lapierre. Les gens ont vu que c’était démesuré. Dans le mouvement syndical, cela a donné lieu à un débat de fond. On a vu qu’on avait toujours l’appui de nos membres. Je sais que des syndiqués ont commencé à interroger le discours de certains de leurs dirigeants qui affirmaient depuis plusieurs années qu’il fallait faire des concessions, que ça ne donnait rien de lutter. Ils comparaient leur convention collective à la nôtre et ils ne pouvaient s’empêcher de constater l’écart entre les deux en notre faveur ».

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Le séjour en prison n’a pas réussi à déstabiliser le syndicat, ni à briser Lapierre et Maynard. Lapierre nous confie qu’il a même trouvé l’expérience intéressante. « C’était injuste pour ma famille, mais j’en suis sorti renforcé. Ils m’ont immunisé contre toute crainte d’emprisonnement », dit-il. Lapierre avait un avantage : il connaissait les lieux. Il avait déjà travaillé pendant onze mois à Bordeaux comme apprenti plombier.

Denis Maynard a trouvé l’expérience plus difficile. Quelques heures avant son incarcération, il était, à l’hôpital, au chevet de son père, que les médecins venaient de déclarer cliniquement mort ! (Il devait reprendre connaissance quelques heures plus tôt à la surprise générale). Denis – un être extrêmement sensible – avait d’autres raisons d’être perturbé. Son frère s’était suicidé après un bref séjour en prison.

Mais la grande complicité qui le lie à Jean Lapierre et l’accueil que leur ont réservé les détenus, mais aussi les gardiens, a tôt fait de le réconforter. « Nous étions considérés comme des citoyens, non comme des criminels », me confie-t-il. Lapierre et Maynard se sont tout de suite sentis à l’aise. Habitués à être au service des autres, ils ont aidé les détenus à remplir des demandes de congé et ont donné des cours syndicaux aux agents de la paix. Après un certain temps, on leur a même octroyé un bureau pour qu’ils puissent vaquer à leurs activités.

« Les détenus portaient des chandails avec l’inscription « Les cols bleus appuient Lapierre et Maynard », raconte Maynard et c’est avec beaucoup d’émotion qu’il se rappelle que, lors de leur sortie après 29 jours de prison, les détenus et certains gardiens scandaient « so-so-so solidarité ».

Il est impossible de parler du séjour de Denis Maynard en prison sans mentionner son intervention et celle de son syndicat en faveur de la famille dans le besoin d’un prisonnier. Maynard raconte : « Le gars est analphabète et père de dix enfants. Il passait ses journées à faire le tour des banques alimentaires pour nourrir sa famille. Arrêté et condamné pour une peccadille, il s’inquiétait du sort de sa famille ».

« J’ai tout de suite, poursuit Denis, envoyé ma secrétaire vérifier l’état de la situation. Le lendemain, elle me rappelle et me dit : Denis, c’est pire que tout ce que tu peux imaginer ! Nous avons alors décidé de le prendre en charge par le biais de notre fondation Jacques Forest ». L’aide était d’autant bienvenue que le 23 décembre, à quelques jours de Noël, le propriétaire jetait la famille à la rue ! « Nous leur avons trouvé un logement dans un HLM », de nous dire un Maynard indigné.

La Fondation Jacques Forest a plusieurs autres gestes admirables à son crédit. À chaque année, elle donne trois vélos à main pour handicapés d’une valeur de 4 000 $ chacun. C’est à elle qu’on doit la construction d’un parc pour enfants dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, près du Chic Resto Pop. De 20 à 40 cols bleus y ont travaillé bénévolement pendant plusieurs jours pour assurer sa réalisation.

La Fondation a organisé un spectacle bénéfice pour venir en aide aux victimes de l’ouragan Mitch en Amérique centrale. Lors de la tempête de verglas, les cols bleus avaient eu l’initiative d’acheter en grande quantité de l’huile à lampe et de l’huile à fondue et d’organiser des patrouilles pour la distribuer dans les endroits les plus reculés. « Le prix de ces produits a rapidement décuplé dans les Canadian Tire, nous rappelle Jean Lapierre, alors que nous l’avons eu pour des peanuts. Les autorités gouvernementales se demandaient où nous nous étions procuré les produits ! »

Que ce soit par l’intermédiaire de la Fondation Jacques Forest ou par d’autres biais, les cols bleus soutiennent un nombre incalculable de causes au Québec. Ils jouent jusqu’à un certain point le rôle qu’était celui du conseil central de la CSN à l’époque où Michel Chartrand le présidait dans les années 1970.

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Le trait peut-être le plus curieux du Syndicat des cols bleus, c’est la présence en son sein d’un parti politique : l’Équipe Unité de Jean Lapierre. Depuis 1978, l’équipe Lapierre est organisée en un parti politique qui a son programme, ses instances, ses règles de fonctionnement et son propre financement.

L’Équipe Unité comprend de 160 à 180 membres et n’y adhère pas qui veut. « Pour devenir membre, tu dois être parrainé par un membre actif et prononcer une engagement solennel », nous dit Denis Maynard. Le parti diffuse son programme politique et désigne ses candidats aux différents postes électifs. Le parti a ses instances qui se réunissent au moins cinq fois par année.

La nécessité d’un tel parti s’est imposée pour battre les « politiciens » aux caisses électorales occultes. L’élection à la présidence et au poste de secrétaire trésorier au scrutin universel de tous les membres donne droit à une véritable campagne électorale. Les candidats prennent un congé sans solde de deux semaines et ils ont besoin d’argent pour faire campagne. Pour garnir ses coffres, l’Équipe Unité mène à chaque année une campagne de financement auprès de ses membres. « Ça nous permet de prendre le pouls », de dire Maynard.

Quand je souligne à Lapierre que son Équipe Unité est structurée sur le modèle des fractions que les partis communistes organisaient à l’intérieur des syndicats – mais avec l’originalité que c’est une fraction sans parti – il me répond qu’il a souvent été accusé d’être un communiste. Cependant, c’est à l’intérieur du Parti québécois qu’il a fait ses classes. « Je suis né à côté du Centre Paul-Sauvé », déclare-t-il pour expliquer son allégeance souverainiste.

Aujourd’hui, Lapierre se dit extrêmement déçu du virage à droite du PQ. Jusqu’à tout dernièrement, il a continué à militer en son sein « pour limiter les dégâts », déclare-t-il. Ce qui n’empêchait pas les cols bleus d’aller manifester devant les assises du PQ. On se souviendra d’un Conseil général du PQ à Trois-Rivières où ils avaient joliment brassé la cage. Cependant, lors de l’élection dans Mercier, Lapierre et d’autres cols bleus ont donné leur appui à Paul Cliche. En une nuit, ils avaient tapissé le comté d’affiches de Cliche. « Le PQ avait trop dérapé, il était temps de lui donner une leçon », explique-t-il.

Qu’en sera-t-il aux prochaines élections? Lapierre est songeur. Le PQ le déçoit, mais il ne veut pas de Charest. Quand à la gauche, elle est encore inorganisée. Lapierre a une longue expérience de la politique et il sait que le rapport de forces est présentement défavorable au monde syndical. Il connaît bien les ficelles qui lient les milieux économiques, politiques et médiatiques.

« Depuis 1992, le journal La Presse est le chef d’orchestre d’une campagne contre notre syndicat. Le nombre d’articles et de caricatures visant à nous discréditer est extraordinaire. Et, ajoute-t-il, quand La Presse tousse, les médias de lignes ouvertes éternuent ». À deux reprises, le syndicat a obtenu gain de cause contre le journal de Desmarais devant le Conseil de presse. À chaque occasion, le journal a dû lui ouvrir ses pages pour une réplique. Une pleine page à une occasion, deux pleines pages dans l’autre.

À plusieurs occasions, les médias ont essayé d’amener la FTQ à se dissocier du Syndicat des cols bleus ou les politiciens à adopter des lois spéciales contre eux. Ces compagnes ont été des échecs. Pourquoi? D’abord, parce que Lapierre, Maynard, Imbeault et les autres dirigeants du syndicat ont la confiance de leurs membres.

Comment réussit-il à conserver cette confiance ? « Devant mes membres, en assemblée générale, je suis un livre ouvert, déclare Lapierre. Je donne des explications détaillées sur tout. Je réponds à toutes les questions ».

Même son de cloche du côté de Denis Maynard. « Notre gestion est transparente, dit-il. Notre cotisation est une des plus élevées au Québec, mais nos membres sont d’accord parce qu’ils savent ce que nous faisons de leur cotisation. » Maynard raconte que l’exécutif a réussi lors d’une assemblée spéciale à faire voter par les 4 000 membres présents une cotisation spéciale de 275 $. « Les gens venaient au micro pour dire : Combien tu veux, Denis ? On va te le voter », se rappelle-t-il avec émotion.

Sur quoi repose le succès du syndicat des Cols bleus? Sur la participation des membres, la démocratie interne, mais également sur la fermeté et l’honnêteté du leadership, nous disent des observateurs externes qui connaissent bien le syndicat.

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Au cours des prochains mois, Denis Maynard et Jean Lapierre seront éligibles à la retraite. Maynard nous confie qu’il a plein de projets dont celui de retourner aux études. Mais Lapierre lui a confié un dernier mandat syndical : rassembler tous les documents pour la publication d’une histoire du Local 301.

Quant à Lapierre, il sera éligible à la retraite en mars 2003. D’ici là, il veut mener à bien la négociation pour la première convention collective avec la nouvelle ville issue de la fusion. Par la suite, il entend demeurer conseiller du syndicat. Lorsque lui demande s’il a d’autres projets, il répond : « J’ai comme philosophie de vie de me laisser guider par les événements ».

Difficile d’imaginer Jean Lapierre, avec sa riche expérience syndicale et politique, se contenter d’un rôle de spectateur.

Pour terminer l’entrevue qu’il nous a accordé, nous lui avons proposé le jeu suivant. Imagine, Jean Lapierre, que tu te retrouves à la tête du mouvement syndical québécois. Quelles seraient les trois mesures prioritaires que tu prendrais dans les cent premiers jours de ton mandat.

La question lui a plu. Après mûres réflexions, voici ce qu’il nous a répondu.

Premièrement, entreprendre une vaste recherche sur les liens entre les pouvoirs économiques, politiques et médiatiques. Par la suite, organiser des cours de formation à l’intention de tous les officiers syndicaux afin qu’ils sachent dans quelle game ils étaient embarqués.

Deuxièmement, donner des cours sur ce qu’est une vraie négociation. Montrer comment ça marche exactement ? Dévoiler les tactiques de l’employeur pour casser les représentants syndicaux, les amener à renier la raison d’être pour laquelle ils ont été élus.

Troisièmement, s’assurer que les dirigeants des centrales ne laisseront plus jamais passer sans s’impliquer des batailles comme celle qu’ont menée les infirmières de la FIIQ (1999) parce qu’elles n’étaient pas affiliées à une centrale syndicale. Avec l’appui de l’opinion publique qu’elles avaient, le gouvernement était sur le point de céder. Nous étions à un moment historique, à un point tournant, nous l’avons raté.