La francisation ratée des immigrants : à qui profite l’omerta ?

2016/02/24 | Par Charles Castonguay

Le Québec rate sa cible, étude publiée fin janvier par l’Institut de recherche en économie contemporaine, confirme que la francisation inadéquate des immigrants pousse Montréal et le Québec vers l’anglicisation.

Son auteur, Jean Ferretti, évalue les efforts en matière de francisation des immigrants adultes en s’appuyant entre autres sur des données inédites du Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI). Les exemples d’incohérence et d’inefficacité qu’il soulève sont légion.

Certains chiffres frappent particulièrement fort. Au recensement de 2011, le Québec comptait 200 000 immigrants qui ne pouvaient soutenir une conversation en français. De ceux-là, 80 % ont affirmé savoir parler l’anglais. De toute évidence, pour bon nombre d’immigrants il n’est pas nécessaire de connaître le français. L’anglais leur suffit.

Lise Payette a qualifié la nouvelle de « douche froide parce qu’apparemment, personne ne l’a vue venir ». Elle faisait sans doute de l’humour.

Les signes d’une francisation inadéquate de la société québécoise et, par conséquent, de ses immigrants adultes s’accumulent depuis vingt ans. Il est vrai que depuis vingt ans aussi, nos gouvernements cultivent l’attentisme en dissimulant ces mêmes signes.

Dans L’assimilation linguistique, publié en 1994 par le Conseil de la langue française (CLF), j’ai montré que les mesures visant la francisation de la langue de travail n’avaient exercé aucun effet tangible sur la part du français dans l’assimilation des immigrants qui arrivaient au Québec à l’âge adulte. Ce qui revenait à dire qu’on n’avait pas réussi à franciser de façon significative les conditions de travail de nos immigrants.

Le CLF a beau avoir publié cela, on n’en trouve pas trace dans le bilan de la situation du français bricolé par l’appareil gouvernemental en 1996, sous l’œil torve de Lucien Bouchard. Dans Une analyse et un plan d’action inadéquats, mémoire présenté lors de la consultation subséquente sur le projet de loi 40 modifiant la loi 101, j’ai dénoncé également le maquillage de la stagnation de l’usage du français parmi les travailleurs francophones du secteur privé dans la région de Montréal au cours des années 1980, confirmée en 1995 dans une autre publication du CLF.

Ce premier bilan trafiqué n’a pas plu aux militants péquistes. Bouchard a voulu les amadouer en créant la Commission Larose. Dans mes chroniques parues dans l’aut’journal en 2000-2001 et réunies dans le recueil Larose n’est pas Larousse, j’insiste sur la langue de travail comme déterminant de la francisation des immigrants, et j’accuse la Commission Larose de pratiquer la pensée magique quant à la situation du français dans ce domaine crucial. Son rapport final se limite en effet à proclamer que « au Québec, la langue de travail est le français » et que « le français est maintenant devenu nécessaire pour tous les citoyens du Québec parce qu’il est [désormais] la langue de promotion sociale et économique ».

Si le français était devenu nécessaire au Québec, Ferretti n’aurait pas trouvé 200 000 immigrants qui l’ignorent. Si le français était devenu la langue de travail – la « langue de la piastre », comme disait René Lévesque –, Ferretti n’aurait pas trouvé que depuis le début des années 1990, au moins 40 % des immigrants adultes ne connaissant pas le français à leur arrivée ne s’inscrivent pas aux cours de français qui leur sont offerts.

Ferretti précise que de 2006 à 2010, ce chiffre s’élève à plus de 50 %. Le Devoir du 26 janvier ajoute que selon le dernier rapport annuel du MIDI, environ 60 % des immigrants adultes qui ne connaissaient pas le français à leur arrivée en 2012 ne s’étaient inscrits à aucun cours de français durant les deux années suivantes.

Mécontents aussi du rapport Larose, les militants du PQ ont obtenu du premier ministre Bernard Landry d’ajouter à la loi 101 un nouvel article, qui oblige l’Office québécois de la langue française (OQLF) de faire rapport à tous les cinq ans sur l’évolution de la situation linguistique. J’ai suivi de près la préparation du rapport 2002-2007. Travaux préparatoires il y a eu, mais de bilan, niet ! Au lieu de fournir la synthèse tant attendue, France Boucher, placée à la présidence de l’Office par Jean Charest, a déposé des milliers de pages d’études, coiffés d’un collage de résumés sans relief ni vision d’ensemble.

J’ai dénoncé cette mascarade, ainsi que les manœuvres similaires de la Commission Bouchard-Taylor, dans mes chroniques signées en 2007-2008 dans l’aut’journal et recueillies dans Avantage à l’anglais. J’y relève en particulier la dissimulation de recherches réalisées pour l’OQLF démontrant la faiblesse persistante du français vis-à-vis de l’anglais à Montréal, dont le fait que l’anglais demeure plus souvent que le français la langue commune des communications entre travailleurs francophones et anglophones dans les grandes entreprises de la région métropolitaine.

Avantage à l’anglais présente également des études provenant d’organismes externes qui témoignent de l’infériorité du français dans le monde du travail montréalais, mais dont ni Boucher ni Bouchard-Taylor ne font état. Ainsi, j’analyse une étude de l’Institut C.D. Howe qui établit que pour un allophone, l’unilinguisme anglais est plus payant que l’unilinguisme français sur le marché du travail au Québec. J’examine de même les résultats de l’enquête longitudinale auprès des immigrants menée par Statistique Canada durant la première moitié des années 2000, qui confirment qu’à Montréal, la connaissance de l’anglais confère à l’immigrant de meilleures chances de dénicher un emploi – et un emploi bien rémunéré – que la connaissance du français.

Devant de pareilles preuves de la supériorité de l’anglais sur le français dans le monde du travail, les constats de Ferretti ne sont guère surprenants.

L’enquête de Statistique Canada montrait de surcroît que parmi les immigrants adultes qui ne parlaient pas le français à leur arrivée au Québec, les deux tiers ne le parlaient toujours pas quatre ans plus tard. Ce taux est à la fois plus élevé et plus significatif que 40, 50 ou 60 % de non-inscrits à un cours, puisque l’inscription à un cours de français n’en garantit pas automatiquement un apprentissage réussi.

Un tel degré d’ignorance du français après quatre ans de résidence pulvérise les prétentions du président de l’Association des manufacturiers et exportateurs du Québec, selon qui le travailleur immigrant typique apprend le français à l’usine : « Même sans cours de français, si vous le laissez sur le plancher six mois, un an, il va se débrouiller et il va apprendre son français à l’usage » (Le Devoir, 5 février). Propos tenus dans le cadre de la consultation sur l’immigration menée actuellement par la ministre Kathleen Weil qui prétend, elle, « qu’il est impossible pour un travailleur qualifié de se trouver un emploi à Montréal s’il est unilingue anglais » (Le Devoir, 28 janvier) !

Inutile de compter sur un bilan quinquennal 2008-2013 de l’OQLF pour éclairer notre lanterne quant au bien-fondé de hausser le nombre d’immigrants à un sidérant 65 000 par année, comme Philippe Couillard se propose de faire. Cette vue d’ensemble, pourtant indispensable, que commande la loi 101, n’existe tout simplement pas.

L’étude Ferretti vient à point nous rappeler quelles seraient les conséquences d’un tel niveau d’immigration pour le caractère français du Québec. Quand donc la classe politique québécoise cessera-t-elle d’entretenir l’omerta à cet égard ?