Le jardinier des Molson ou la fraternité des dépossédés

2016/03/18 | Par Alain Dion

En mai 2009, quelques mois avant sa mort, Pierre Falardeau était de passage au Cégep de Rimouski afin de rencontrer mes étudiants en cinéma. Au fil des échanges, nous avions entre autres abordé son projet de film portant sur un peloton de soldats québécois du 22e régiment coincés dans les tranchées du nord de la France en 1918. Nous nous étions alors tous pris à rêver à ce projet.

Malheureusement, Pierre Falardeau n’aura pas eu le temps de porter Le jardiner des Molson au grand écran mais, aujourd’hui, c’est sous la forme d’une bande dessinée que renaît cette histoire passionnante.

 

Redire l’exploitation

Le dessinateur Richard Forgues aura mis un peu plus de quatre ans pour illustrer cette histoire qui ramène à l’avant-plan une manière de faire et des thèmes chers à Falardeau.

Sous le mode du huis clos, nous découvrons la vie d’une quinzaine de militaires, majoritairement des Québécois, mais aussi un Guatémaltèque d’origine et un Sénégalais, condamnés à défendre pendant quatre jours une position avancée, qui risque de sauter à tout moment, car les Allemands y creusent inlassablement une mine.

La tension est horrible, palpable. La peur, la colère, le désespoir, mais surtout l’amitié, la fraternité et la joie de vivre, s’exprimeront tour à tour dans cet hymne au courage.

Le noir et blanc des dessins de Richard Forgues confère à l’ensemble un aspect documentaire et historique fort à propos. Son travail graphique peut également rappeler l’approche cinématographique de Falardeau où la simplicité est au service de l’intensité.

Ses choix de cadres, ses angles, ses traits et ses lumières traduisent à merveille la rudesse des situations et les conditions effroyables de ces combattants. On peut réellement sentir le froid, la boue, la pluie, les rats, les poux, mais tout autant le courage, l’amitié et le respect qui unit ces hommes.

Pendant ces interminables heures à attendre le pire, les hommes partageront à la fois leurs rêves et les raisons qui les ont mené au front. Ils tenteront de chasser la peur en se taquinant, en entonnant des chansons grivoises ou en pourfendant les francophones de service et les «blokes» qui commandent.

Mais ils diront aussi la misère qu’ils ont tenté de fuir en s’enrôlant. Ils raconteront leur condition d’exploités au Québec, en Amérique latine ou en Afrique.

Le pêcheur gaspésien et le mineur d’Abitibi découvriront que les mêmes conditions inhumaines sont imposées un peu partout par les possédants anglais et les colonialistes français. Leur sort commun sur le front n’en étant que l’extension ultime.

 

Clins d’œil touchant

Au fil de ces 410 pages, le Jardinier des Molson réserve également de petits clins d’œil aux passionnés de cinéma québécois. Certains identifieront avec bonheur quelques situations inspirées des maîtres à penser le cinéma de Falardeau.

On prendra par exemple «grand plaisir» à reconnaître l’évocation du réalisateur Pierre Perrault et ses personnages Alexis Tremblay et Louis Harvey de l’Ile-aux-coudres, dans ce passage où un des soldats évoque la découverte d’un «poux si gros, qu’avec la peau on peut faire des bottes… des bottes de beux avec des jambes de vaches».

On sera tout autant touché par cette scène, librement inspirée du film Bûcherons de la Manouane, où le jeune Laberge, un conscrit de 19 ans, chantonne une mélodie triste comme le monde sous une pluie glaciale au milieu d’une tranchée boueuse.

En regardant ces images, on peut facilement imaginer un Pierre Falardeau penché sur sa plume, «ému à l’os» en transcrivant les paroles de cette chanson qui le faisait brailler à chaque fois qu’il visionnait le film du cinéaste Arthur Lamothe.

Œuvre forte, sans compromis, Le jardinier des Molson ne sera peut-être jamais réalisé au cinéma, mais le dessinateur Richard Forgues aura réussi à lui donner un souffle exceptionnel.

Il aura gagné son pari en illustrant fidèlement ce texte, tout en y insufflant un rythme et des textures qui servent parfaitement le propos. Plus que tout, Forgues aura permis de ramener ce texte essentiel sur la place publique et de mettre en images ce que nous avons toujours admiré chez Falardeau : sa faculté de fustiger les possédants et de dire la nécessaire solidarité des dépossédés de toute la terre.