Marx, la gauche et l’islam

2016/03/25 | Par Pierre Dubuc

« On a vengé le Prophète Mohamed! On a vengé le Prophète Mohamed! », ont lancé les frères Kouachi en sortant des locaux de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015.

Amedy Coulibaly, responsable de l’attentat de l’Hypercacher de la porte de Vincennes, a expliqué ainsi son geste à la jeune caissière du supermarché : « J’appartiens à l’État islamique. La différence entre les musulmans et vous, les juifs, c’est que vous donnez un sens sacré à la vie. Pour vous, la vie est trop importante. Nous, nous donnons un sens sacré à la mort ».

Jean Birnbaum, dans son livre Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil) nous invite à prendre au sérieux ces professions de foi religieuses

Birnbaum prend le contre-pied de tous ceux qui, du côté des autorités et de l’intelligentsia, se sont empressés d’affirmer que ces gestes inqualifiables n’avaient « rien à voir » avec l’islam. Tout en ne niant pas les causes géopolitiques, socio-économiques ou psychologiques du djihadisme, il insiste sur sa singularité, c’est-à-dire sa dimension proprement religieuse.

Birnbaum propose une relecture attentive de Karl Marx – « la religion est l’opium du peuple » – et retrace à la guerre d’Algérie la genèse de la cécité des élites et de la gauche françaises. Quant au compagnonnage d’une certaine extrême gauche – le Nouveau Parti Anticapitaliste en France (et nous pourrions ajouter Québec solidaire, au Québec) – avec les islamistes, son fondement théorique le plus articulé l’a été par le trotskyste britannique Chris Harman du Socialist Workers Party.

À la fin des années 1950, les progressistes français voyaient la lutte menée par le Front de Libération Nationale (FLN) algérien comme partie intégrante d’un combat plus vaste pour le socialisme, la réforme agraire, la libération de la femme, les libertés démocratiques.

La dimension religieuse du FLN était négligée, minimisée, occultée par ces militants qui croyaient que la religion n’était que le résidu d’une culture traditionnelle appelée à disparaître avec l’avènement d’une Algérie indépendante et socialiste.

Ainsi, ils traduisaient le nom du journal El Moudjahid du FLN par « Le combattant », alors qu’il signifiait « Le combattant de la foi ». Ils ne portaient pas attention au fait que les « frères » algériens utilisaient le mot « gaouris » pour parler des étrangers, un terme qui désignait les « infidèles ».

Selon Birnbaum, ce n’est qu’après l’octobre algérien de 1988 que les acteurs français de cette guerre ont commencé à réaliser ce qui s’était passé et le rôle de l’islam. Pourtant, dès 1963, le code de la nationalité faisait de l’islam et du patriarcat musulman le fondement exclusif de l’« identité algérienne ». La Constitution de la nouvelle République affirmait que l’Algérie « tient sa force spirituelle essentielle de l’islam », lui-même proclamé religion d’État.

Birnbaum attribue une partie de cette mystification au double discours, à la double guerre menée par les dirigeants du FLN. Une guerre diplomatique, médiatique, pour obtenir le soutien des forces du progrès à travers le monde. Mais une autre guerre, non déclarée, secrète, intérieure à l’Algérie et au monde musulman, était menée pour libérer la terre d’islam de la présence de l’infidèle.

L’autre volet de cet aveuglement provient d’une automystification de la part d’Occidentaux, formés à la séparation entre ce qui relève de la vie privée et de la vie publique, convaincus que la religion n’est qu’affaire personnelle et, surtout, qu’on ne meure pas pour elle.

Aujourd’hui, les écailles sont tombées. Birnbaum cite Ben Bella, ce leader du FLN, ami de Castro, de l’URSS et de la Chine communiste, qui déclarait, dans une entrevue au journal Le Monde en 1980, qu’il prenait ses distances avec le nationalisme, cette « invention de l’Occident » et qu’il présentait désormais l’islamisme comme la seule révolte authentique contre la domination économique et culturelle de ce même Occident.

Si la gauche française s’est auto-aveuglée avec ses perspectives d’avenir sur le triomphe du socialisme à l’échelle mondiale, qui aurait relégué la religion aux poubelles de l’Histoire, l’extrême-gauche trotskyste britannique – qui ne pouvait adopter une telle position, parce qu’elle ne reconnaissait pas l’existence de pays socialistes – s’est plutôt fourvoyée en attribuant un rôle progressiste… à l’impérialisme!

Birnbaum cite longuement l’analyse de Chris Harman, une figure de proue de l’extrême-gauche britannique, qui considérait l’islamisme comme une « utopie petite-bourgeoise » avec lequel il était parfois possible de faire alliance contre « l’État bourgeois ».

Selon Harman, « l’islamisme ne peut geler le développement économique et social » et les anciennes structures sociales et les mœurs réactionnaires seront dynamitées par « le cours impétueux du capitalisme ».

Mais nous ne sommes plus à l’époque du « cours impétueux du capitalisme » de libre-concurrence, mais à l’époque de l’impérialisme qui « gèle » le développement économique de pays comme ceux du Maghreb et assure le maintien de structures féodales, qui constituent la base sociale de l’islamisme.

Dans cette alliance avec les islamistes, Harman faisait le pari que les organisations d’extrême-gauche pourraient « imposer une direction ouvrière dans les luttes », si elles maintenaient leur « indépendance politique ».

Il s’est avéré que c’était une position impossible à défendre comme l’a illustré l’expérience du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) d’Olivier Besancenot en France.

Birnbaum rappelle la crise provoquée par la candidature d’une militante voilée, lors des élections françaises de janvier 2010, présentée par Besancenot comme « l’image de notre intégration dans les quartiers » à forte densité musulmane.

Décrit comme un « outil de résistance » par certains militants, le port du voile a été violemment contesté par les militantes et militants attachés à la tradition féministe du NPA. Cela a provoqué, écrit Birnbaum, un « douloureux débat » qui a fini par « déchirer » le parti. Une situation qui n’est pas sans rappeler la crise larvée au NPD, lors de la dernière campagne électorale, à propos du port du niqab pour la cérémonie d’assermentation à la citoyenneté.

La position de Harman origine du soutien apporté en 1979 par la IVe Internationale trotskiste à la Révolution islamique en Iran, parce qu’elle s’opposait à l’impérialisme américain. Mais les partisans de Khomeini n’avaient que faire de ces alliés qu’ils se sont vite empressés de liquider.

« Partout, constate Birnbaum, où l’islamisme a triomphé, il n’est rien resté de la gauche, de toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires ». Il en tire la leçon que la gauche n’a pas pris « la religion au sérieux ».

Bien sûr, Marx a écrit que la religion est « l’opium du peuple ». Mais, dans la même phrase, il a décrit le double caractère de cette « détresse religieuse » qui « est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse ».

C’est cette « protestation contre cette vraie détresse » que les théologiens de la libération ont exprimé et représenté, et avec lesquels les progressistes ont fait alliance. Mais cette alliance stratégique est-elle transférable aux djihadistes?

Des gens qui ne veulent pas accélérer le cours de l’histoire, mais l’abolir pour l’éternité de Dieu, et qui, comme le proclamait Amedy Coulibaly, donne « un sens sacré à la mort » plutôt qu’à la vie.

Qu’espérer face à cette situation? D’abord, l’éclosion d’une critique au sein même de l’islam car, selon Birnbaum, « les mouvements islamistes représentent une rébellion contre le projet de modernisation de l’islam ».

Mais, surtout, que la gauche reconnaisse la dimension religieuse de cette offensive réactionnaire et qu’elle la combatte en se réappropriant Marx pour qui « la critique de la religion est la condition de toute critique ».