Montréal, « le pire endroit où pratiquer le génie au Canada »

2016/04/19 | Par Simon Paré-Poupart

André Émond est président du Syndicat professionnel des scientifiques à pratique exclusive de Montréal (SPSPEM). Ce syndicat représente les différents corps scientifiques de la ville de Montréal. Sur les 440 membres du Syndicat, 410 sont des ingénieurs. Les 30 autres sont des arpenteurs-géomètres, des chimistes et des médecins vétérinaires. L’aut’journal a réalisé une entrevue avec M. Émond pour connaître le point de vue du SPSPEM sur les causes des nombreuses négociations avortées avec l’administration municipale depuis 2010, date de la dernière convention collective négociée.

Q. : M. Émond, qu’est-ce qui ne marche pas dans la négociation entre la ville et votre syndicat?

R. : L’attitude de la ville est incompréhensible. Lors des négociations des six dernières années, elle a maintenu ses demandes fermement, malgré les nombreuses propositions que nous lui avons faites.

Pourtant, nous savons que nos conditions de travail ne sont pas équitables par rapport au reste du marché. À preuve, durant les 25 dernières années, le salaire de nos ingénieurs a chuté de 20% par rapport à l’inflation. Il n’y a eu aucune augmentation durant toute la période actuelle de négociation. C’est l’une des causes du départ de nos scientifiques.

Mais, au-delà de cette mesure monétaire, l’administration municipale cherche à réduire les congés de maternité, de paternité ainsi que les congés de maladie. Au premier chef, on s’attaque à nos familles.

Actuellement, les discussions sont rompues par le dépôt de dizaines et de dizaines de griefs, car l’employeur ne respecte pas la convention collective. Cela a pour effet de rendre les relations de travail insoutenables, autre cause de départ de nos scientifiques. Les gens ne restent pas puisque le climat de travail est ponctué d’harcèlements, d’intimidations et de poursuites.

Ainsi, les professionnels de haut niveau, plutôt que de se battre en poursuites et obstinations, vont tout simplement délaisser la fonction publique. Finalement, à l’image des scientifiques au Moyen-Âge, j’ai l’impression que l’on tente d’ostraciser cette classe de travailleurs. Du moins, les scientifiques comme nous, travaillant pour la fonction publique…

Q. : Que voulez-vous dire?

R. : Tout cela participe d’une philosophie néolibérale. La ville semble vouloir diminuer le corps scientifique parmi l’ensemble de ses travailleurs. Je savais que l’expertise technique était moins valorisée au Québec qu’ailleurs, mais de diminuer le nombre de scientifiques a un effet.

En amont, c’est la diminution de nouveaux arrivants. À l’interne, c’est un problème de rétention des employés. Le résultat : des dommages à notre expertise en seulement quelques années. C’est une situation qui prendra des années à se renverser.

Un signe de ce que j’avance : les scientifiques de la ville de Montréal ne sont plus toujours en mesure de répondre aux questionnements des consultants sur les projets en cours. L’expertise interne s’appauvrit et pour y pallier, il faut recourir à l’expertise privé. Conséquemment, il y a une perte de savoir et nos travailleurs voient leur crédibilité diminuée. Ces effets à long terme sont mal compris par la population.

Q. : Qu’est-ce que la population devrait en comprendre?

R. : Que l’administration municipale est en train de privatiser notre expertise interne. Ainsi, la ville donne de plus en plus de projets à contrat aux firmes de génie-conseil et à fort coût. Le résultat, nous en sommes convaincus, est un risque accru de collusion et à terme une dégradation de nos infrastructures.

Imaginez, par exemple, que cela veut dire que des firmes privées pourraient prendre en charge l’approvisionnement en eau potable de la ville de Montréal avec la possibilité que nous n’ayons plus l’expertise interne pour comprendre ce qu’elles font et feront. Ce à quoi nous nous opposons fermement. Nous sommes contre la privatisation des réseaux essentiels.

Q. : Quelle est la suite? Que comptez-vous faire?

R. : La grève est imminente. Ce n’est pas moi qui décide, mais mes membres m’exhortaient d’y recourir lors de notre dernière assemblée générale. Une chose est certaine, nous n’accepterons pas d’être remplacés par des firmes de génie-conseil. Si c’est l’intention de la ville, il y aura un conflit.

Nos membres sont vraiment décidés à bloquer des chantiers, s’il le faut. Nos moyens de pression auront un impact puisque la ville de Montréal a annoncé un investissement de plus de 500 millions dans les infrastructures l’année prochaine. L’administration aura besoin de nous.

Q. : Finalement, comment réagissez-vous au nouveau pacte fiscal du gouvernement Couillard?

R. : C’est comme donner un AK-47 à un psychopathe. Les maires et mairesses vont avoir trop de pouvoir sur des syndicats qui, on le sait, sont en perte d’influence depuis des années. Nous sommes totalement contre le pacte fiscal. Mais, au final, je crois que ce sera une perte de temps. C’est contre-productif. Si le projet de loi est déposé et adopté, il sera rejeté par la Cour suprême. Cela va à l’encontre du droit d’association.