Au Canada, Justin Trudeau face à ses contradictions

2016/10/19 | Par Marc-Olivier Bherer

(NDLR) Cet article est paru dans l’édition du 19 octobre du journal Le Monde. Alors que nos médias encensent sans retenue le gouvernement Trudeau, il faut se tourner vers l’étranger pour une véritable analyse critique. Désolant.

En 1986, un titre du New York Times est passé à la postérité comme le moins accrocheur de l'histoire de la presse américaine : « Une initiative canadienne intéressante » (« Worthwhile Canadian initiative »). Vu des États-Unis, le voisin du Nord passe pour le bon élève un brin soporifique. Cette fameuse « initiative » n'était rien d'autre qu'un traité de libre-échange entre les États-Unis et le Canada. Le projet prendra forme l'année suivante, en 1987.

L'Europe cherche maintenant à nouer une telle entente avec le Canada, mais le libre-échange suscite aujourd'hui de la méfiance. L'intéressante initiative canadienne du jour est tout autre. C'est Justin Trudeau, le premier ministre, qui l'incarne, car il inspire chez certains l'espoir d'une politique opposée à la tentation du repli. A gauche notamment, on salue sa politique envers les réfugiés syriens. Loin de Manuel Valls qui déclare : « Nous ne pouvons pas accueillir plus de réfugiés », M. Trudeau, élu il y a tout juste un an, dit vouloir leur ouvrir grandes les portes de son pays.

Depuis novembre  2015, Ottawa se félicite d'avoir accueilli plus de 30 000 réfugiés. C'est beaucoup plus que ce que son prédécesseur, Stephen Harper, prévoyait, mais c'est proportionnellement un peu moins que la France. Et le modèle canadien en matière d'asile est particulier. Parmi ces 30 000 personnes, toutes n'ont pas été accueillies par le Canada. Près de 12 000 d'entre elles l'ont été par les Canadiens.

La nuance est importante car, depuis 1979, Ottawa a développé un programme unique au monde dit de « parrainage » privé des réfugiés. Des associations, des groupes de personnes peuvent se porter volontaires pour aider un ou des réfugiés à s'intégrer. Ils s'engagent à payer pendant un an les frais liés à leur installation et à leur fournir une assistance dans leurs démarches administratives. S'il faut saluer l'élan de solidarité des Canadiens, cette privatisation de la solidarité pose question.


Quelles limites à la tolérance ?

Il est en effet difficile pour des particuliers de se substituer à l'État. Des soupes populaires et des centres de distribution alimentaire à travers le Canada signalent que les réfugiés sont nombreux à souffrir de la faim. Les cours de langue offerts par les autorités publiques sont insuffisants, alors que la maîtrise de l'anglais ou du français est indispensable pour trouver un emploi. L'État n'a pas mis les moyens nécessaires à la réalisation des idéaux professés par M. Trudeau, ce qui renforce l'impression que l'affichage l'a emporté sur l'élaboration d'une politique pleinement aboutie. Plus largement, externaliser l'accueil des réfugiés conduit à les assujettir à des samaritains qui ne sont pas toujours aussi bons qu'ils le voudraient ou le prétendent.

M. Trudeau a également fait de l'ouverture à l'islam un enjeu central. Il multiplie les signes en ce sens. En septembre, il a par exemple vanté la « diversité » dans une mosquée. Toutefois, l'endroit choisi pour cette allocution ne pratiquait pas la mixité sexuelle... Les deux députées et la ministre qui l'accompagnaient ont dû emprunter une autre porte que lui et assister à la cérémonie au balcon, avec les autres femmes. Le multiculturalisme que pratique le Canada tâche de pousser aussi loin que possible la tolérance. Mais cela ne signifie pas pour autant que l'État cautionne les pratiques religieuses particulières, notamment celles porteuses d'exclusion. Or c'est justement ce qu'a paru faire M. Trudeau à cette occasion.

Cette tolérance empressée à l'égard d'un certain islam donne l'impression que le premier ministre cherche à adresser un message à ses électeurs, comme s'il voulait les rassurer quant à ses convictions progressistes. Certes, son attitude rompt avec la suspicion que certains s'efforcent de répandre, mais elle masque aussi la poursuite d'une politique sécuritaire et pétrolière qui n'a guère changé par rapport à celle conduite par M. Harper. En  2014, après une attaque contre le Parlement, le gouvernement canadien avait en effet pris des mesures antiterroristes en recourant à un texte d'un flou alarmant. En campagne, M. Trudeau s'était engagé à les amender s'il était élu. Ce qui n'a toujours pas été fait.

Quant au pétrole, il est pour le Canada la source d'un malaise continu. La variété qu'il produit est des plus polluantes. Fin 2015, Justin Trudeau s'était présenté à la COP21, à Paris, en affirmant que son pays était prêt à prendre sa part dans la lutte contre le réchauffement de la planète. Pourtant, il n'a pas révisé les modestes objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre du précédent gouvernement. Des observateurs mettent en avant des avancées. Le premier ministre a ainsi annoncé la création d'une taxe carbone à partir de 2018, au grand dam de certaines provinces.

Mais le développement du secteur pétrolier se fait toujours sans l'assentiment des populations locales. M. Trudeau vient d'autoriser la construction d'un gazoduc et de deux terminaux pour le gaz dans l'Ouest canadien sans l'accord des peuples autochtones. Dans une décision rendue il y a deux ans, la Cour suprême avait pourtant indiqué qu'il s'agissait d'un prérequis. Par ailleurs, les Québécois ne seront pas consultés sur un projet visant à augmenter le transport ferroviaire  du pétrole. Mais la province n'a pas oublié l'explosion d'un train chargé d'hydrocarbures à Lac-Mégantic en  2013. Quarante-sept personnes avaient alors perdu la vie.