Libre-échange: haro sur les tribunaux de l’ombre

2016/11/09 | Par Marie-Claude Morin

Cet article est reproduit de L’actualité du 8 novembre 2016

Le règlement de différends qui opposent des États et des entreprises étrangères devrait se faire devant les tribunaux et non devant des arbitres qui officient derrière des portes closes, affirme le professeur de droit Gus Van Harten. Après tout, les milliards concernés sont des fonds publics !

L’opposition de la Wallonie, et avec elle de la Belgique, n’a pas seulement retardé la signature de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ces dernières semaines. Elle a mis sur la sellette un aspect moins connu de ce genre d’entente : la façon dont se règlent les différends commerciaux dans le grand marché ainsi créé. Cela se fait derrière des portes closes, dans un processus d’arbitrage opaque, « antidémocratique » et « déséquilibré au profit des investisseurs », déplore Gus Van Harten, professeur à la Faculté de droit de l’Université York, à Toronto.

Intégré dans les accords de libre-échange, le méca­nisme de Règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) permet aux entreprises étrangères de porter plainte contre un État lorsqu’elles jugent ses lois ou ses pratiques préjudiciables. Trois arbitres, généralement des avocats du secteur privé, tranchent alors le litige. Et les sommes en cause sont considérables. Par exemple, l’Équateur a été condamné en 2012 à ver­ser 2,4 milliards de dollars américains à Occidental Petroleum, des États-Unis, pour avoir annulé son contrat d’exploration et d’exploitation (les parties se sont enten­dues pour réduire la compensation à 1,3 milliard).

L’accord entre le Canada et l’Union européenne prévoit certes des modifications au processus d’arbitrage, mais le concept demeure, dit Gus Van Harten, qui plaide plutôt pour le recours aux tribunaux.

Les premières attaques contre le Canada, dans la foulée de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), à la fin des années 1990, ont intrigué Gus Van Harten, qui a consacré au RDIE sa thèse de doctorat à la London School of Economics. « Avec l’explosion du phénomène et les problèmes qu’il entraîne, c’était difficile de passer à autre chose », dit-il de son bureau de l’Osgoode Hall Law School, à Toronto.

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Vous dénoncez le recours à l’arbitrage en cas de conflit commercial entre un État et une entreprise. En quoi est-ce si différent du recours aux tribunaux ?

Le mécanisme de Règlement des différends entre investisseurs et États, le RDIE, est un processus non judiciaire et opaque servant à résoudre des différends fondamentalement publics, alors que les cours de justice seraient plus indépendantes, justes et transparentes.

Cela diffère du monde des affaires, où l’arbitrage est très courant et souvent approprié. Des entreprises qui ne s’entendent pas sur l’exécution d’un contrat, par exemple, y ont recours, ou des syndicats et des employeurs dans le cadre de conventions collectives. L’arbitrage permet de régler rapidement le désaccord et préserve la confiden­tialité des ententes, qui ne concernent que ces parties. Alors que le RDIE a de très profondes répercussions sur l’ensemble de la société : à la demande d’un investisseur étranger, les arbitres peuvent évaluer tout ce que fait un État souverain, c’est-à-dire les lois qu’il vote, la réglementation qu’il adopte et même les décisions que prennent ses tribunaux.

En 20 ans, on est passé de 0 à 700 causes d’arbitrage environ dans le monde. Et ce ne sont que les cas connus. Ça peut sembler peu, mais du point de vue du droit international, c’est une explosion.
 

Vous désignez les arbitres comme « le Club ». Pourquoi ?

Seulement une quarantaine d’arbitres sont nommés à répétition, pour la plupart des Européens et des Nord-Américains. Ils ont amené tout ce système très loin en faveur des investisseurs étrangers. Un de ceux qui ont eu le plus grand effet en ce sens est d’ailleurs un Québécois, Yves Fortier. C’est le gardien du monde de l’arbitrage au Canada et un des plus influents membres du club mondial. Cette organisation est bien structurée, outrageusement masculine — seulement 4 % ou 5 % des affectations sont confiées à des femmes — et très conservatrice. Certains arbitres sont carrément contre l’État et contre les gouvernements. Ce n’est pas équilibré comme les tribunaux en matière d’orientations politiques.
 

Est-ce à dire que les décisions sont majori­tairement rendues en faveur des investisseurs étrangers ?

C’est plus compliqué que ça. Un certain nombre de causes, probablement autour du tiers, font l’objet d’ententes entre les parties et ne se rendent pas à l’arbitrage. Ces ententes sont secrètes, mais on peut supposer que les investisseurs ne les auraient pas acceptées si elles n’étaient pas à leur avantage. Parmi les cas soumis à l’arbitrage, environ la moitié se concluent en faveur des investisseurs, et l’autre moitié en faveur de l’État. Les plus grandes multinationales font bien mieux : les décisions leur sont favorables dans un peu plus de 70 % des cas. Comme il n’y a pas de limite maximale en matière de dédommagement, les arbitres peuvent imposer à un État de verser des milliards de dollars. Par exemple, l’Allemagne, qui voulait fermer des centrales nucléaires sur son territoire, a permis à la société d’État suédoise Vattenfall d’y continuer son exploitation afin d’éviter une réclamation, après que Vattenfall eut déposé une plainte en vertu de la Charte européenne de l’énergie. [NDLR : Des médias ont estimé la compensation réclamée à six milliards de dollars.]
 

L’accord entre le Canada et l’Union européenne prévoit que les causes seront entendues par trois personnes, lesquelles feront partie d’un groupe de 15 arbitres qui se consacreront à cette tâche à temps plein, et dont les mandats seront de 5 ou 10 ans. En quoi est-ce différent du RDIE ?

Les arbitres seront moins susceptibles d’être en conflit d’intérêts, ce qui est une amélioration. Mais il reste que ce n’est pas un pro­cessus judiciaire, comme ça devrait l’être. Ce genre d’instance ne règle pas les préoccupations principales liées au RDIE. C’est en quelque sorte une version légère du RDIE. [NDLR : La Belgique demande des changements au chapitre consacré au règlement des litiges entre investisseurs et États avant de signer le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada.]

La plus grande conséquence du RDIE, selon vous, est le gel politique. En quoi bloque-t-il les gouvernements ?

Les politiciens et les législateurs évitent de prendre certaines décisions par crainte de déclencher des litiges avec des investisseurs étrangers. C’est très difficile de mesurer à quel point, mais l’effet dissuasif existe. Mes collègues et moi avons interviewé des membres du gouvernement ontarien sur des enjeux environnementaux et ils nous ont confirmé que les gouvernements en tiennent compte au moment d’élaborer leurs politiques.
 

Quels sont les autres contrecoups du RDIE ?

Au-delà des compensations qu’un État peut être forcé de payer, il y a les frais de contentieux, qui peuvent varier de 4 à 50 millions de dollars, et même plus, pour l’État seulement. Il y a aussi le risque de nuire à la réputation du pays : des investisseurs peuvent croire que quelque chose y cloche, même si la décision contre lui est discutable. Finalement, les compensations, lorsqu’elles ne sont pas payées, peuvent déboucher sur des conflits politiques entre le pays en cause et celui de l’investisseur étranger.
 

Quels sont les recours d’un État s’il n’est pas d’accord avec la compensation imposée par les arbitres ?

Il peut demander au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, le CIRDI, un organisme de la Banque mondiale, ou aux tribunaux de la juridiction choisie par les arbitres de revoir la décision. Les pouvoirs de ces deux instances sont cependant très limités. Le Canada a essayé à maintes reprises de faire casser des décisions, mais n’a jamais réussi.
 

Quand un État gagne sa cause, cela signifie qu’il n’a pas à verser de compensation. Il ne peut jamais recevoir d’argent de l’entreprise ?

C’est un élément important du déséquilibre. Le système existe seulement pour protéger les investisseurs étrangers contre des États. Il n’intervient pas lorsque des entreprises étrangères se comportent mal et que les lois locales ne réussissent pas à protéger les victimes.

C’est de la poudre aux yeux jetée par les promoteurs du RDIE. Un État peut déposer une demande reconventionnelle — une « contre-réclamation » — contre un investisseur étranger, mais il ne peut que répliquer à une réclamation, et seulement sur l’enjeu soulevé par l’investisseur dans sa propre réclamation. Et même dans ce cas, ça relève plus de la théorie que d’un réel recours. Les traités n’imposent pas aux investisseurs des contraintes qui, si elles n’étaient pas respectées, ouvriraient la porte à des compensations aux États. Les traités disciplinent les États, pas les investisseurs.
 

Avec environ 35 causes, le Canada est un des cinq pays les plus souvent poursuivis, avec le Venezuela et l’Argentine. Pourquoi ?

Les clauses d’arbitrage étaient historiquement incluses dans les traités entre un pays en développement et un autre, plus gros, qui y investissait beaucoup. Par exemple, entre la France et ses anciennes colonies. Le Canada est le premier pays développé du monde occidental à avoir accepté de se soumettre à l’arbitrage alors qu’il était importateur de capitaux, donc dans une position vulnérable. Il l’a fait dans l’ALENA, puis plus récemment avec la Chine, dans le cadre de l’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers, signé en 2012. Au moment de la signature de l’ALENA, personne ne connaissait le RDIE, puisque c’était avant l’explosion du nombre de causes. Au moment de négocier avec la Chine, par contre, le Canada disposait d’un historique de cas. L’enjeu aurait pu être réfléchi beaucoup plus attentivement.
 

De quelle façon le Partenariat transpacifique (PTP) et le traité de libre-échange entre le Canada et l’Union euro­péenne devraient-ils être modifiés avant d’être ratifiés ?

Les deux accords contribuent à accroître le recours à l’arbitrage. Or, les pays concernés disposent de systèmes de justice meilleurs que l’arbitrage. C’est sans conteste le cas pour les pays européens, le Canada, les États-Unis, le Japon, l’Australie et de nombreux autres pays.

Les clauses d’arbitrage devraient être complètement sorties du traité avec les Européens. Certains change­ments ont été apportés à la demande de l’Europe, où l’arbitrage — très présent dans la Charte européenne de l’énergie — suscite l’inquiétude. Le Canada a refusé certaines modifications assez importantes. Il aurait dû accepter d’aller plus loin.

Quant au Partenariat transpacifique, le Canada devrait signer des ententes avec certains pays pour exclure l’arbitrage de leurs relations communes. C’est ce qu’ont fait l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui ont convenu de ne pas y recourir entre elles dans le cadre du PTP.
 

Qu’est-ce que le Canada peut faire de plus pour limiter les risques liés au mécanisme de Règlement des différends entre investisseurs et États ?

Le gouvernement du Canada devrait insister pour que les nouveaux accords réforment en profondeur le RDIE. Le mécanisme pourrait inclure la responsabilité sociale des entreprises : des investisseurs étrangers seraient sujets à des poursuites par des pays, ou même par des victimes s’ils commettent des abus graves. Cela amènerait un certain équilibre. Les multinationales auraient des droits, mais aussi des responsabilités. C’est la prochaine étape.

 

Photo : CBC