Les « souffrances invisibles » des travailleuses et des travailleurs

2016/11/15 | Par Pierre Dubuc

Le livre de Karen Messing « Les souffrances invisibles » aurait pu s’intituler, vu de l’autre bout de la lorgnette, Le Mépris. Mais la scientifique, qui plaide « pour une science à l’écoute des gens », préfère parler de « fossé empathique ».

Détentrice d’un doctorat en génétique moléculaire, Karen Messing s’est dirigée vers l’ergonomie où elle a eu « la chance d’être plongée pendant 37 ans dans le monde du travail » où elle a pu « voir, entendre, sentir et toucher tous ces environnements qui rendent malades », parce qu’« être ergonome, raconte-t-elle, c’est passer de longues heures avec les employés d’une société, à examiner leur milieu de travail à travers leur regard ».

Karen Messing a donc observé, étudié et analysé, avec patience, attention et beaucoup d’empathie, l’environnement des travailleurs d’usine soumis à des radiations, l’effet du travail de nuit sur les travailleuses – qui les rend plus à risque de contracter le cancer du sein – le « monde invisible du nettoyage » et le « monde debout » des caissières des banques et des magasins, tout comme ce qu’elle appelle les « prouesses cognitives » des serveuses et la précarité des enseignantes à l’éducation des adultes, parmi tant d’autres objets d’études.

Ces conditions de travail néfastes pour la santé des travailleurs, Karen Messing a cherché à les modifier avec les autres chercheurs du CINBIOSE (Centre de recherche interdisciplinaire sur la biologie, la santé, la société et l’environnement), dont elle a participé à la fondation en 1990. Mais, à de multiples occasions, elle s’est butée à ce « fossé de l’empathie ».

 

Publier la vérité ne suffit pas

Sa carrière a débuté avec une enquête auprès des femmes qui nettoyaient les trains de la gare de l’Est à Paris. Une enquête qui lui a valu la note la plus élevée jamais donnée dans le cadre du cours où elle était inscrite, une enquête dont elle a tiré des articles publiés dans des revues savantes en santé et sécurité du travail, l’un d’entre eux ayant même été retenu comme référence pédagogique en ergonomie.

Rentrée au Canada, elle a été admise au sein de l’Association canadienne d’ergonomie et a reçu, trois ans plus tard, le prix le plus prestigieux du Québec en matière de recherche interdisciplinaire.

Grâce aux femmes de la gare de l’Est, avec lesquelles elle s’était liée d’amitié, sa carrière a pris un essor formidable, reconnaît-elle.

Cependant, lorsqu’elle y est retournée, deux ans plus tard, ces femmes devaient toujours déplacer quotidiennement un seau toujours aussi lourd sur la même distance de 23 kilomètres. « Rien, absolument rien n’avait changé », est-elle forcée d’admettre. Elle en a tiré une leçon capitale : « Il ne suffisait pas de publier ‘‘ la vérité’’ pour que les choses changent ».

 

Que faire devant le « fossé de l’empathie »?

Pour obtenir des résultats, il fallait « convaincre ». Convaincre d’abord, bien entendu, les patrons. Parfois, elle réussissait, comme lorsque l’administration a bien accueilli les 84 recommandations, qu’elle avait formulées avec ses collègues, pour alléger le travail des employés hospitaliers affectés au nettoyage.

Mais, douze ans plus tard, une étude de suivi lui apprenait que la plupart des changements qu’elles avaient préconisés n’avaient pas été maintenus.

Plus surprenante est la difficulté rencontrée à convaincre ses propres collègues du milieu scientifique. Le chapitre sur le travail debout est particulièrement éloquent à cet égard. Même si les caissières sont assises dans une multitude de pays, aussi différents que la France, la Chine et le Brésil, et qu’il a été démontré, à partir des recherches auxquelles elle a été associée, qu’une posture debout prolongée entraîne des douleurs au dos et aux jambes, s’asseoir n’est pas une pratique courante en Amérique du Nord, même si c'est un droit reconnu dans plusieurs États dont le Québec.

Sans surprise, des employeurs lui ont refusé l’accès à leurs commerces pour réaliser des études de crainte que cela suscite des espoirs « irréalistes » chez leurs employés. Particulièrement suave est la réplique que s’est fait servir une de ses collègues par une patronne. « Lorsque vous arrivez chez quelqu’un, votre hôte se lève toujours pour l’accueillir », lui a-t-elle déclaré de son siège derrière le bureau, sans jamais se lever ni lui offrir de s’asseoir.

Quand Karen Messing relate devant un auditoire de chercheuses nord-américaines, lors d’une conférence internationale sur la santé des femmes, une anecdote sur ses échanges, la veille, avec une caissière qui se plaignait de maux de dos et aux jambes, elle se rend compte qu’elles ne compatissent pas avec la caissière, mais réagissent en tant que clientes, en expliquant qu’elles se sentiraient mal à l’aise si une caissière devait les servir en étant assise!

Plus étonnant encore est, dans certains dossiers, la réaction syndicale ou, plutôt, l’absence de réaction. Elle cite l’exemple d’une présentation sur la précarité de l’emploi chez les enseignantes à l’éducation des adultes, qui touchait 86 % d’entre elles, même après 15 ou 20 ans de travail.

À sa grande surprise, elle est stupéfaite de réaliser que « nous n’avons jamais réussi à dire un mot de tout cela lors de la réunion syndicale, parce qu’une discussion sur le service d’autobus scolaire d’une école primaire a monopolisé l’essentiel du temps alloué à notre présentation ».

Tout n’est pas aussi noir. D’importants gains ont été réalisés comme, par exemple, le retrait préventif pour les femmes enceintes. Elle rappelle qu’il a fait l’objet, au départ, de nombreuses contestations judiciaires parce qu’il « coûtait trop cher » et qu’il fallait « mettre un terme aux abus ». Aujourd’hui, il est accepté comme partie intégrante de la vie des femmes enceintes au Québec.

 

Un événement marquant dès l’enfance

Karen Messing a plus que de l’empathie pour la classe ouvrière. Elle la respecte. Elle comprend que le « travail invisible » des employés affectés au nettoyage dans les établissements de santé exige un savoir-faire extrêmement technique. Elle sait que les serveuses de restaurant, qui parcourent une vingtaine de kilomètres par jour, doivent penser vite et avoir un sens extraordinaire de l’organisation.

Dans un chapitre de son livre, elle décrit le parcours qui l’a amené, elle, fille provenant d’un milieu aisé, ayant étudié à Harvard et à McGill, à s’intéresser à la santé des travailleuses et des travailleurs.

Il y a d’abord l’influence de sa mère, une artiste aux sympathies de gauche, et celle du féminisme. Le livre de Betty Friedan, « La Femme mystifiée », a fait naître en elle l’idée que les femmes pouvaient être chercheuses en sciences. Puis, il y a eu cette grève du personnel d’entretien de l’Université McGill, à l’hiver 1973-1974, où elle s’est pointée sur les piquets de grève.

Mais, au tout départ, il y a cet événement qu’elle raconte au début de son livre. Fillette, elle accompagne son père dans l’usine où il est cadre. Observant les gestes répétitifs des femmes qui assemblent des radios, elle demande à son père : « Est-ce qu’elles ne s’ennuient pas à la longue, à faire la même chose toute la journée? ». Son père lui répond : « Non. Elles ne sont pas aussi intelligentes que toi, Karen »!

« J’étais sans voix », écrit-elle. Sans doute à cause de cet événement, elle en est venue à consacrer sa vie, non seulement à vouloir améliorer la santé et la sécurité au travail, mais surtout à mettre en évidence l’intelligence déployée par les travailleuses et les travailleurs dans l’accomplissement de leur travail.

Nos hommages, Madame Messing, pour votre carrière au service de la classe ouvrière et pour ce livre inspirant.

Karen Messing. Les souffrances invisibles.  Pour une science à l’écoute des gens. Écosociété. 2016.