Comment l’union européenne s’est enlisée dans le néolibéralisme

2017/04/14 | Par Jacques B. Gélinas

«Le projet européen n’a jamais paru aussi éloigné du peuple qu’aujourd’hui». C’est là le désolant constat que laisse tomber le président du Parlement européen, Antonio Tajani, en ce 25 mars 2017. Ce jour-là, les dirigeants européens se trouvent réunis dans la capitale italienne pour célébrer le 60e anniversaire de la signature du Traité de Rome, acte fondateur de l’Union européenne. Atmosphère morose. La zone euro est en crise. Le Royaume-Uni enclenchera, dans les jours qui suivent, le processus de sa sortie de l’Union.

Le Brexit n’est que la pointe de l’iceberg d’un mouvement de désaffection, de ressentiment et de colère qui agite la classe moyenne et la masse des chômeurs – Grèce 23,1%, Espagne 18% – et autres laissés pour compte. Les peuples européens n’acceptent plus d’être gouvernés par cette hydre bureaucratique, néolibérale, qu’est devenue la Commission européenne.

Notons en passant que c’est avec les technocrates de cette Commission que le Canada a négocié et signé l’Accord économique et commercial global (AECG), en octobre dernier. Les gouvernements européens ont été tenus à l’écart.

 

Les origines d’un grand dessein

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fallait sceller la réconciliation des deux sœurs ennemies, la France et l’Allemagne qui, en l’espace de trois décennies, se sont livré deux guerres fratricides qui ont dévasté l’Europe et embrasé le monde. L’idée était de consolider la paix par une prospérité partagée, portée par le libre marché.

En 1951, le traité de Paris crée la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), signé par la République fédérale allemande, la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Objectif : mettre en commun les ressources et les forces de chacun, afin de soutenir les industries de deux secteurs clés pour la reconstruction de l’Europe.

En 1957, les Six de la CECA  signent le Traité de Rome qui institue la Communauté économique européenne (CEE). Le traité prévoit la suppression progressive des droits de douanes entre les États membres et l’établissement d’un tarif commun pour les importations en provenance des autres pays. Il prévoit une politique agricole commune et le développement de transports collectifs. Il crée un Fonds social en vue d’améliorer les conditions de vies des travailleurs et leur reclassement en cas de licenciement.

LES PRINCIPALES INSTITUTIONS DE L’UNION EUROPÉENNE

  • Le Conseil de l’Union européenne se présente officiellement comme l’instance décisionnelle suprême, mais les chefs d’État et de gouvernement qui le composent ayant abdiqué une grande partie de leur responsabilité politique, le rôle du Conseil se trouve pratiquement réduit à celui de figurant protocolaire. 
  • La Commission européenne basée à Bruxelles, détentrice du pouvoir exécutif, dispose en sus du monopole de l’initiative législative ; elle est dirigée par un président flanqué de 28 commissaires non élus, qui agissent à la manière de ministres, mais sans la responsabilité ministérielle; elle gère un budget considérable sans imputabilité; elle tolère les 37 500 lobbyistes qui encerclent ses dirigeants et ses quelque 40 000 fonctionnaires.
  • Le Parlement Européen basé à Strasbourg est composé de 751 députés dépossédés de toute initiative législative au profit de la Commission européenne. Censé exercer un certain contrôle sur celle-ci, il ne dispose que d’un champ d’intervention très limité, comme un droit de véto sur le budget et les traités internationaux.
  • La Banque centrale européenne (BCE) basée à Francfort, a été fondée sur le modèle de la Bundesbank (la banque centrale allemande), totalement indépendante des gouvernements nationaux. Ceux-ci n’ont donc plus de prise sur leur politique monétaire, outil essentiel à toute politique industrielle. La BCE est chargée de gérer la monnaie unique, l’euro. Sa mission principale est d’assurer la stabilité monétaire en imposant la règle d’or de l’équilibre budgétaire, atteint grâce à des mesures d’austérité.

 

Quatre traités qui vont officialiser la dérive néolibérale de l’Union

La décennie 1980 marque un tournant dans le triomphe du néolibéralisme. Le tandem Thatcher-Reagan se fera le promoteur de cette idéologie qui proclame la primauté du marché sur le politique. Primauté de puissants intérêts privés sur l’intérêt général. Cette croyance ralliera rapidement les élites politiques et technocratiques du monde entier.

Dans cette foulée, les mandarins de la Commission européenne concocteront une série de traités marqués au coin du néolibéralisme qui, l’un après l’autre, grugeront des pans entiers du pouvoir des États nationaux :

  • 1986 : l’Acte unique européen, signé par les dirigeants des 12 États alors membres de la CEE, vise à transformer le marché commun en un marché unique. C‘est l ‘ouverture des frontières à la libre circulation non seulement des marchandises, mais des capitaux, des investissements et des services. Dès lors, l’Union européenne apparaît non plus comme un espace de coopération et de protection sociale, « mais comme un cheval de Troie de la mondialisation libérale ». (Gérard Vindt, «L’Europe-marché fête ses 60 ans», Alternatives Économiques, mars 2017)
  • 1992 : le Traité de Maastricht établit les critères de convergence budgétaire en vue de l’adoption d’une monnaie unique : l’euro. Il impose des limites au taux d’inflation, aux taux d’intérêt, au déficit public et à l’endettement des administrations publiques. Il crée la Banque centrale européenne (BCE) sur le modèle de la Bundesbank, totalement indépendante du pouvoir politique. La BCE est chargée d’émettre l’euro et de définir les grandes orientations d’une politique monétaire uniformisée. Les États membres renoncent ainsi à un outil indispensable à la mise en œuvre de toute politique économique : le pouvoir de battre monnaie et de moduler la valeur de chaque devise en fonction des paramètres économiques de chaque pays. Créé officiellement en 1999, l’euro entrera en circulation le 1er janvier 2002.
  • 2007 : le Traité institutionnel de Lisbonne est l’avatar du projet avorté de ce qui devait être la Constitution européenne. Rappelons qu’en 2004, les dirigeants des 25 États membres avaient négocié et signé un document constitutionnel. Restait la ratification par les Parlements. Vu l’importance du document, quelques gouvernements décidèrent de consulter la population par voie de référendum. Deux pays importants – la France et les Pays-Bas – le rejetèrent, traduisant un malaise profond. Au lieu de respecter la volonté populaire, les dirigeants politiques décidèrent de jouer d’astuce ; ils remanièrent et complexifièrent le texte jusqu’à le rendre « illisible pour les citoyens », comme l’un d’eux l’a cyniquement expliqué.
  • 2012 : le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance imposé par l’Allemagne institue la surveillance de toutes les politiques et législations nationales pouvant avoir des incidences sur le budget, la dette et la croissance. Il instaure un mécanisme de sanctions automatiques applicables en cas de déficit budgétaire jugé grave. C’est le verrou de l’austérité imposé aux peuples d’Europe.

 

La tare originelle

La tare originelle de l’Union européenne, c’est d’avoir voulu imposer le fédéralisme à des nations qui n’en voulaient pas. L’agenda caché de ceux qui ont conçu le projet était de créer par une série de faits accomplis, à coup de directives, de règlements et de traités, un État fédéral supranational.

En janvier 2015, au lendemain du scrutin qui a porté au pouvoir, en Grèce, un parti hostile aux politiques d’austérité imposées par Bruxelles, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, réaffirma candidement ce déni de démocratie : «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre  les traités européens». (Le Figaro, 29 janvier 2015)

Dans Ce cauchemar qui n’en finit pas, Comment le néolibéralisme défait la démocratie (La Découverte, 2016), les auteurs, Pierre Dardot et Christian Laval, expliquent comment le projet européen se présentait à l’origine comme une promesse et un immense espoir. Cette promesse idéalisée va justifier tous les renoncements, toutes les délégations de pouvoir, tous les chantages et tous les glissements.

 

Appel à refonder l’Union européenne

De nombreuses personnalités européennes, dont Thomas Piketty, Natacha Polony et Jean-Pierre Chevènement, appellent à refonder l’Union européenne sur des assises démocratiques. Ils proposent de remplacer le Parlement européen par une Assemblée européenne, reposant sur les Parlements nationaux, appelés à devenir les co-législateurs de l’Union. Ils préconisent aussi le remplacement de la monnaie unique par une monnaie commune, système considéré comme mieux adapté au développement inégal et différent des pays membres.

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