L’Histoire dans tous ses présents, sans but ni fin

2017/04/21 | Par Simon Rainville

Nous vivons, selon l’expression de François Hartog, dans un présentisme complet, sans passé ni futur. L’horizon d’attente, le futur, est rétréci alors que le champ d’expérience, l’histoire, ne compte plus.

La tentation est grande de créer de toute pièce une mémoire, entendue dans le sens des représentations collectives d’un passé, plutôt que d’enseigner l’histoire, comprise comme un savoir construit sur des bases empiriques visant l’objectivité.

Pensons à la très peu subtile propagande libérale fédérale qui veut nous faire croire que le Canada est un pays où les relations interculturelles sont pacifiées et consensuelles alors même qu’il refuse la reconnaissance juridique du peuple québécois, peuple qui précède pourtant la « nation » canadienne.

Tout ceci au moment – quel hasard ! – où la très neutre CBC présente, en anglais seulement, une histoire du Canada qui relègue aux marges les francophones et les Autochtones. « The Story of Us », qu’ils titrent la série. Au moins ont-ils un peu d’honnêteté.

Si l’histoire comme la mémoire sont de tout temps des champs de bataille où se rudoient des interprétations divergentes, ce qui se joue présentement est ailleurs : la mémoire tente d’imposer à l’histoire la recomposition d’un passé fantasmé, de traditions imaginées, de filiations inventées. L’histoire devient la variante fade d’une mémoire qui se détache de la réalité historique.

Ainsi avons-nous droit à une « version non censurée » des Belles Histoires des pays d’en haut qui emprunte davantage à l’imaginaire des séries américaines qu’à l’œuvre de Grignon. Mais peu importe, il s’agit d’une « série originale d’ici », selon ce joli pléonasme radio-canadien.

Cette crise du temps est une caractéristique fondamentale de la crise de la civilisation occidentale actuelle. Là où il y avait un horizon d’attente fait d’utopie pour le futur, il n’y a que la désolation du champ d’expérience actuel. Et l’histoire devient de plus en plus inopérante sur les esprits.

« Nous sommes au cœur de la tourmente, explique le médiéviste Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France, car qui ne voit aujourd’hui qu’elle prend deux formes également assourdissantes : celle des bavardages incessants et celle du grand silence apeuré »?

Or, que peut l’histoire contre ce silence bruyant ? Ce que peut l’histoire, « à la fois ce qui lui est possible et ce qu’elle est en puissance », renchérit Boucheron, est de « se déployer comme un art de la pensée » et non comme une chronologie mortifère des temps anciens. C’est que l’histoire doit offrir un refuge à la fois contre le présentisme, qui voit paradoxalement le passé fantasmé comme un paradis perdu, et les discours déclinistes.

« Nous avons besoin d’histoire, poursuit-il, car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir ».

L’histoire sert à éclairer l’actualité dans une tension incessante entre présent et passé, entre scientificité et engagement. L’historien ne doit pas laisser le champ libre aux vulgarisateurs patentés. Il y a péril en la demeure des sciences sociales lorsque les universitaires s’éclipsent de la cité, défi qu’il faut aujourd’hui relever « en abandonnant d’un cœur léger la langue morte dans laquelle elles s’empâtent », sous peine de devenir « des professionnels du désenchantement ».  

Si l’histoire ne se répète pas, malgré ce qu’en dit l’adage populaire, elle est un réservoir d’expériences vécues. « Comparer, se comparer, ajoute le médiéviste. Cela permet à Montaigne d’abjurer ses propres croyances, et en particulier celle qui demeure toujours la plus tenace, car tapie dans l’angle mort de la représentation : l’évidence de notre propre point de vue ». 

L’histoire doit aussi riposter aux promoteurs des rêves des origines, des spécificités, de l’unicité qui exclut la différence. Boucheron s’évertue depuis des années à décloisonner l’histoire française en plaidant en faveur de l’histoire-monde et il vient de faire paraître un collectif au titre évocateur, L’Histoire mondiale de la France, sorte de pari relevé de l’aporie de Michelet : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France ».

L’équipe de Boucheron doit y avoir fait quelque chose de bien puisqu’elle a réussi à emmerder Finkielkraut et Zemmour. Elle a montré que la France est, depuis la préhistoire, le produit des courants internationaux, en ayant cependant « la volonté d’y reconnaître l’expression locale d’un mouvement de plus grande ampleur ». Puiser le particulier de l’universel, en somme. Mais la France a aussi débordé ses frontières en influençant l’humanité. C’est que le particulier devient souvent l’universel.

On a dénoncé, surtout à droite, l’incomplétude de l’ouvrage divisé en 146 dates. Outre le fait qu’il est impossible de faire tenir en 800 pages une histoire « complète » de la France et que l’arbitraire sévit toujours, que pourrait bien être une histoire « exhaustive » de l’Hexagone ? Ce que l’on a regretté, en fait, c’est la désacralisation du « génie français », de ses grands moments et de ses « grands hommes », dont plusieurs ne sont même pas mentionnés.

Enseigner l’histoire plutôt que la mémoire, c’est aussi lutter contre les fausses évidences et les perceptions simplistes du devenir humain qui serait fait de ruptures entre des moments de stabilité : la Renaissance, par exemple, n’est pas drastiquement différente du Moyen Âge.  Il s’agit de replacer toute histoire – et donc le présent - dans les généalogies longues et dans les différentes temporalités afin de « dissiper l’illusion rétrospective des continuités ». « Ce que peut l’histoire, renchérit le médiéviste, c’est aussi de faire droit aux futurs non advenus, à leurs potentialités inabouties ». L’histoire n’a ni but ni fin.

S’il n’y a pas de lois de l’histoire ou de déterminants de la « mentalité » d’un peuple, il existe des schèmes récurrents, des idées fixes. Par exemple, explique Boucheron, « [l’Europe] n’a cessé de décrire le monde en faisant l’inventaire de ce qui lui manque (…) Cette fascination de la fatalité porte en elle le risque d’une détestation de soi infestée de rancœur. Devenant invivable, elle se soulage facilement dans la désignation de peuples cibles, chargés de porter le fardeau de notre propre rejet ». 

L’histoire permet également d’appréhender la puissance du symbolique et de l’imaginaire. Dans la série Un été avec Machiavel, diffusée l’été dernier sur France Culture, Boucheron expliquait que la grandeur du penseur était d’avoir saisi la nécessité de créer un nouveau langage pour dire le monde en changement. Machiavel a analysé les symptômes afin de porter un diagnostic sur cette réalité sans nom. En nommant le besoin de revoir le jeu de pouvoir du Prince, il a participé à changer le politique.

« Qui ne voit, aujourd’hui, que la démocratie est subvertie, poursuit-il, et qu’il ne sert à rien – sinon à se tranquilliser – de décrire cette menace comme un retour des idéologies meurtrières. Or cette sourde subversion de l’esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent ».

Cette logique que j’appellerais « nommer, c’est déjà normer » est une tâche fondamentale aujourd’hui tant la nécessité de créer une nouvelle grammaire de la résistance est présente.

Fondamentalement, l’histoire est un devoir de transmission envers l’humanité, conclut Boucheron. Il faut être « redevable à la jeunesse (…) Pour elle, on se doit de répondre aux appels du présent. Voici pourquoi, si l’on me demande de choisir entre être démenti demain ou utile aujourd’hui, je préfère ne pas être inutile. Mais dans le même temps, j’espère avoir le courage de décevoir les impatients », n’ayant que le présent et la vitesse en tête. L’histoire est plus que jamais actuelle et nécessaire.

 

Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire, Paris, Fayard, 2016, 72 p ; Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017, 800 p.