La finance peut nuire à la croissance

2017/09/06 | Par Gilles L. Bourque

Extraits de la fiche technique numéro 14, septembre 2017, disponible en ligne :

http://www.irec.net/index.jsp?p=35&f=1926

« Laissée à elle-même, la finance crée de la dette en quantité excessive par rapport aux besoins de l’économie réelle », Adair Turner, président de la FSA, l'autorité britannique de régulation des services financiers.

 

Des préoccupations croissantes

La crise des subprimes s'amorce au deuxième semestre 2006 avec le krach des prêts immobiliers à risque aux États-Unis. Mais elle ne se révèle véritablement qu’en février 2007 au moment de l'annonce de l’annulation d'importantes provisions par la Banque HSBC. Elle se transforme en crise plus ouverte lorsque les adjudications périodiques n'ont pas trouvé preneurs en juillet 2007. L’onde de choc s’est ensuite diffusée en septembre de la même année lorsque la Federal Reserve a laissé la Lehman Brothers faire faillite sans intervenir. Rappelons que les agences de notation financière ont pendant plusieurs années donné la meilleure notation financière aux placements de type CDO (Collateralized debt obligation), des formules de titrisation de créances revendues par les banques à des investisseurs, avant de se rendre compte que cela ne tenait pas la route.

Pour éviter que se reproduisent cette complaisance et cet aveuglement volontaire des autorités publiques et des marchés financiers, les grands régulateurs de la planète avaient lancé plusieurs grands chantiers de réforme. Or, les lobbys financiers n’ont pas mis longtemps à repousser, voire annuler les échéances de ces réformes. Ainsi, sur le plan international, la finalisation des fameuses règles de Bâle 3, destinées à limiter les prises de risque des banques, a été repoussée en raison de désaccords sur les dernières mesures. Plus récemment, c’est le nouveau président Donald Trump qui a déposé un décret qui atténue l’application de la loi Dodd-Frank de 2010 (même si elle avait déjà perdu une bonne partie de sa pertinence), qui fixe de nouvelles modalités de l’encadrement de l’activité des banques aux États-Unis[1]. Par ailleurs, en dépit du fait que la Commission européenne a finalement – et très tardivement – mis en place de nouvelles mesures de régulation pour l’Europe, les pays membres de l’UE n’ont pas su faire front contre les États-Unis et le Canada au sein de Bâle 3. Ces derniers ont introduit l’idée d’un ratio de levier de fonds propres, rapporté à l’actif total, mais sans différencier les risques des différents actifs, et en établissant le minimum à seulement 3 % (ce qui revient à accepter que la valeur des actifs soit 33 fois supérieure à celle des fonds propres, un ratio de levier équivalent à celui d’avant crise)[2].

Assiste-t-on aujourd’hui à l’amorce d’un nouveau cycle de dérégulation de la finance ? Les leçons n’auraient donc pas été retenues ? La crise financière   2007 et la Grande Récession de 2008-2009 ont pourtant fait la démonstration que la finance, laissée à elle-même, peut nuire à la croissance.

 

Le cas de la finance canadienne

Ce qui est préoccupant, c’est qu’en même temps que nous assistons à cette tendance de dérégulation, nous voyons apparaître au Canada les signes inquiétants d’un retour des pratiques financières non soutenables sur le long terme. Une étude réalisée par la Banque du Canada[3] souligne, en effet, que la proportion des ménages qui affichent un ratio de la dette au revenu brut excédant 350 % est passée de 4 % avant la crise à 8 % aujourd’hui. Les simulations, qui intègrent ces nouvelles données, donnent à penser qu’une augmentation du chômage et/ou des taux d’intérêt pourrait avoir une incidence sur le système financier encore plus grave aujourd’hui que lors de la crise de 2008-2009.

Au cours des trois années qui avaient précédé l’éclatement de la crise des subprimes, le poids du secteur financier au Canada (mesuré par le niveau des créances du secteur privé par rapport au PIB) avait augmenté de 30 points de pourcentage, pour atteindre 185%. Or, après s’être stabilisé autour de 180% pendant quelques années, le secteur financier a connu une autre période de croissance rapide entre 2013 et 2016, pour atteindre 218% (+30 pts%). Les données de la Banque des règlements internationaux[4] signalent que le poids du secteur financier au Canada reste parmi les plus élevés des pays développés, bien au-delà de la moyenne des pays du G20 (150%). En fait, le Canada aurait connu la croissance la plus rapide parmi les 22 pays avancés, et ce niveau de la dette privée serait dangereusement lié à la spéculation immobilière[5].

La vulnérabilité du système financier dépend de la capacité des institutions financières à absorber les pertes causées par un éventuel choc économique (hausse rapide des taux, récession). Or, en raison de la présence au Canada d’un puissant oligopole des institutions financières, ces dernières se sont révélées plus résilientes que dans les pays où existe une concurrence féroce entre les banques. Mais si les banques canadiennes réussissent toujours à sortir indemnes de ces crises, c’est parce qu’elles sont en mesure de passer la facture aux épargnants, voire à l’État (donc aux contribuables). Est-ce pour cette raison qu’elles prennent des risques plus élevés ? Le Directeur parlementaire du budget a averti le gouvernement que la vulnérabilité financière des ménages est en voie d’atteindre un niveau sans précédent[6]. Dans ce contexte, ne serait-il pas temps d’appliquer les mesures proposées par Adair Turner en Grande-Bretagne : 1) repenser la libre circulation des mouvements de capitaux, 2) durcir les conditions sur les prêts immobiliers et 3) renforcer la taxation sur les plus-values immobilières.

 


[1] La présidente de la Banque centrale américaine Janet Yellen a récemment mis en garde contre la tentation de déréguler le secteur bancaire http://affaires.lapresse.ca/economie/etats-unis/201706/27/01-5111261-janet-yellen-appelle-a-ne-pas-oublier-la-crise-financiere.php.

[2] Jézabel Couppey-Soubeyran, Les réformes bancaires ont-elles été poussées trop loin ?

[3] Gino Cateau, Tom Roberts et Jie Zhou, L’endettement des ménages et les vulnérabilités potentielles pour le système financier canadien : une analyse des microdonnées.

[5] David Macdonald, Addicted to Debt. Tracking Canada’s rapid accumulation of private sector debt.