Anecdotes d’un diplomate de carrière du Service extérieur canadien

2017/09/18 | Par Bruce Mabley - Phd.

L’auteur est directeur et chercheur principal du Groupe Mackenzie-Papineau

Je suis un ancien diplomate canadien à la retraite.

Quand j’ai débuté ma carrière en diplomatie au ministère des Affaires étrangères du Canada, comme Agent du Service extérieur en 1982, on pouvait compter sur les doigts de la main le nombre d’officiers anglophones capables de fonctionner correctement en français. Par contre, presque tous les agents francophones parlaient couramment l’anglais. C’est peut-être pour cela que mon premier poste était à Paris comme si les Français avaient besoin de comprendre que le bilinguisme canadien n’était pas une supercherie. Et ce, au plus fort des relations triangulaires entre Paris, Ottawa et Québec.

En jetant un coup d’œil au progrès que la langue française a fait depuis lors, on peut constater un nombre plus important d’agents du Canada anglais qui sont maintenant fonctionnels dans les deux langues. Il y a toutefois des revers à signaler en ce qui concerne l’utilisation de la langue de Molière en politique étrangère par nos diplomates.

Par exemple, rien n’a changé lorsqu’une personne unilingue anglophone se présente à une réunion même si la majorité des participants entendent les deux langues. Les francophones se taisent, et la réunion se poursuit en anglais. Puisque tous les agents francophones possèdent d’office l’anglais, le contraire n’arrive jamais. Ce protocole inédit s’applique à tous les départements et agences du Gouvernement du Canada. Les Affaires étrangères, maintenant connu sous le nom des Affaires globales, n’est pas unique à ce sujet.

Lors de mon dernier poste en Turquie, la mission canadienne avait décidé de mettre le portrait de la reine d’Angleterre à l’entrée principale. Quand j’ai protesté que cela serait une insulte aux citoyens du Québec lesquels paient pour cette mission et ses maints attraits, on m’a répondu que cela ne ferait pas de mal, tout compte fait. Bref, pliez l’échine et tout irait à merveille. En d’autres termes, on prend pour acquis que la monarchie britannique se revêt d’une neutralité politique étonnante.

Et quoi penser des explications de l’ambassadeur canadien en Jordanie au lendemain du référendum choc au Québec en 1995 quand le Canada était sauvé par quelques 50,000 votes? Les Jordaniens, fort inquiets du résultat serré, ont été soulagés quand l’ambassadeur les a rassurés en disant que le Canada allait noyer le Québec français avec des immigrants non francophones afin d’éviter de tels désagréments à l’avenir. Bref, de telles histoires d’indépendance feraient d’ores et déjà partie du folklore français du Québec. Problème réglé.

Un des piliers de la diplomatie canadienne demeure le réseau « Five Eyes ». En Turquie, mes rapports sur la situation politique et militaire en Syrie furent lus par nos partenaires (États-Unis, Australie, Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande) avec qui on partage nos renseignements confidentiels. Il y a un bémol – il faudrait que tout document soit rédigé en anglais car le réseau « Five Eyes » est un club anglais où tout se transige en langue anglaise. A quoi bon écrire un rapport que personne ne peut lire?

Cependant, en se coupant du monde des renseignements en français, les services de sécurité canadiens se privent d’une partie importante des développements de la situation réelle sur le terrain.  L’unilinguisme est une faiblesse de taille pour le protocole des « Five Eyes » auquel participent le Canada. Un Québec indépendant aurait beaucoup plus de flexibilité et davantage à offrir même au club anglais. Dans un monde de plus en plus cerné par le terrorisme, avoir plus d’informations plutôt que moins constitue un atout peu importe la langue.

Quant à moi, je salue certains changements au corps diplomatique canadien. Il est devenu plus bilingue et moins sexiste. Les femmes ont su prendre leur place de même que nos communautés culturelles. La loi 101 au Québec est partiellement responsable de cette amélioration surtout compte tenu du contingent prodigieux de jeunes recrues québécois, qui travaillent actuellement en diplomatie canadienne à Ottawa et outremer. Après tout, où voulez-vous qu’ils puisent des candidats ayant la capacité de fonctionner en français (lire et parler). La principale réserve de candidats bilingues aux Affaires étrangères, y compris des communautés culturelles, ne se trouve qu’au Québec et surtout dans la région de Montréal où l’anglais et le français se côtoient quotidiennement. Ailleurs au pays, la situation du bilinguisme est fort différente.

La dotation demeure toutefois problématique, même en 2016. Il y a toujours de jeunes anglophones de Montréal dont la maîtrise du français est douteuse. Lors d’une interview d’emploi, une candidate anglophone de Montréal n’était pas en mesure de répondre à une seule question qui lui était posée en français, même si son CV indiquait qu’elle était bilingue. Quelques jours plus tard, je l’ai vue dans les corridors de l’Édifice Pearson à Ottawa en train de signer son contrat. C’est ainsi que l’avenir du français en diplomatie canadienne est loin d’être radieux. Cette candidate anglophone aurait profité d’un séjour dans un de nos cégeps français avant de poser sa candidature aux Affaires étrangères. S’agit-il d’un cas isolé ou d’un autre protocole inédit dont l’objectif est de dévaloriser le français en diplomatie?

Sans nul doute, la plus grande menace au fait français en diplomatie canadienne est la prolifération des soi-disant bienfaits du multiculturalisme canadien. Ici, il faut faire attention, car les améliorations du Service extérieur, dont je fais état plus haut, sont souvent parallèles aux aberrations du multiculturalisme. Je dis bien « parallèle » et non pas de « cause à effet ».

Dans un premier temps, la montée du multiculturalisme a eu pour effet d’enrichir le corps diplomatique et le rendre plus représentatif du pays, en plus d’élargir sa réserve de connaissances en langues internationales. Par contre, ce même multiculturalisme a soulevé une foule de nouveaux « droits » face à la conduite de la diplomatie canadienne.

Prenons l’exemple de la course aux postes à l’étranger. J’ai demandé à un jeune agent ismaélien comment il voyait son départ prochain à l’étranger. Il m’a répondu que le nombre de postes était très limité car, en tant qu’ismaélien, il ne pourrait pas être muté quelque part où il n’y a pas de bureau de la Fondation Aga Khan. Depuis quand est-ce que le départ d’un diplomate canadien dépend de la présence d’un quelconque bureau religieux? Et si on décidait d’envoyer un diplomate canadien d’origine kurde en Turquie qui a, de plus, la capacité de parler la langue turque? Ou si on envoyait un Canadien d’origine ouighour (peuple turcophone et musulman habitant la région autonome du Xinjiang) en poste en Chine compte tenu de la persécution de cette minorité? La liste d’exceptions risque d’être très longue.

Déjà, au cours des années 2010, la centrale avait envoyé comme ambassadeur un converti récent à l’Islam pour représenter le Canada auprès du dictateur islamiste turque Recep Tayyip Erdogan. Le résultat nous amène à réfléchir, car tout message comportant la moindre critique du régime islamiste turc faisait l’objet d’une censure par le chef de mission. Ainsi, Ottawa était parmi les derniers pays à pouvoir se faire une idée claire des vraies intentions peu démocratiques du régime d’Ankara. La vérité du comportement illicite de ce régime a dû être diffusée par d’autres canaux, loin des amis d’Erdogan.

Le multiculturalisme a changé de manière irréversible la pratique de la diplomatie quotidienne, si bien que le débat sur le français nous paraît fort lointain. Dans cette équation, le fait français perd pied. Il est coincé entre un multiculturalisme de plus en plus strident, qui met les droits individuels au premier plan, et un nationalisme canadien vague et embrouillé, dont personne n’ose identifier la provenance, ni la portée.

En un mot, la montée du multiculturalisme impose une nouvelle logique sur la conduite de la diplomatie canadienne, logique qui multiplie la culture d’exception ad nauseum. On assiste au même phénomène chez certaines formations politiques au Québec, qui cherchent à multiplier cette culture d’exception au profit des gains politiques. Le PLQ et Québec solidaire viennent à l’esprit.

Entretemps, le français est mis au rancart afin que le système de dotation puisse se conformer aux passe-droits et aux exceptions. Bien entendu, ces exigences ou exceptions sont de véritables épreuves et obstacles, mais il n’en reste pas moins qu’elles sont importées de l’extérieur du monde diplomatique. C’est à ce point précis que le multiculturalisme canadien se met en porte à faux avec la nation française du Québec et de ses espoirs d’être enfin « maîtres chez nous ». Et les francophones, pour la plupart séculaires depuis la Révolution tranquille et ne possédant aucun degré d’exception culturelle canadienne, se retrouvent dépourvus de leviers dans la conduite de la diplomatie canadienne.