Transferts aux actionnaires canadiens

2017/11/08 | Par IREC

Extraits de la Fiche technique no15 . Consultez-la dans son intégralité en ligne : http://www.irec.net/upload/File/ftc_15_2017-11(1).pdf

Selon plusieurs études[1], l’industrie financière a été le principal facteur d’accroissement des inégalités dans le monde et, par le fait même, la première responsable de la crise financière et économique de 2008-2009. En outre, comme nous l’affirmions dans notre recherche sur la financiarisation, qui s’appuyait sur la théorie du « retour des actionnaires » dans la gouvernance des firmes, le transfert de « la valeur aux actionnaires » (par le biais des dividendes ou des rachats d’actions) explique une grande part des comportements spéculatifs qui ont pu prévaloir avant la crise ainsi que la détérioration du niveau d’investissement des entreprises. Peut-on, encore aujourd’hui, confirmer le caractère explicatif de cette théorie du retour aux actionnaires pour comprendre la situation actuelle ? Quelques chiffres permettent de le constater.

 

Croissance des rachats d’actions

De quelques milliards de dollars par an dans les années 1980, la valeur des actions rachetées par les sociétés de l’indice S&P 500 aurait atteint des niveaux avoisinant les 600 G$ ces deux dernières années, selon Ivan Tchotourian, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval et codirecteur du Centre d’études en droit économique (CEDE)[2]. Même le PDG du fonds géant états-unien BlackRock en venait récemment à dénoncer ce choix que font les entreprises de s’endetter pour pouvoir augmenter les rachats d’actions, menaçant leur capacité à générer durablement du rendement à long terme[3].

Les États-Unis ne sont pas les seuls à être mis en cause dans cette évolution de la finance. Si 75,6 % des entreprises du S&P 500 ont racheté des actions au cours du quatrième trimestre 2015, à peu près la même proportion des sociétés du CAC40 (Bourse de Paris) auraient aussi procédé à de telles transactions, pour une valeur de quelque 10,7 milliards d’euros, ce qui, d’après une étude réalisée par Yvan Allaire et François Dauphin[4], représentait en moyenne 23 % des bénéfices annuels de ces sociétés. Pour eux, cette gestion de court terme est un mal qui menace toutes les sociétés cotées et, malheureusement, il serait le fruit d’une logique financière implacable, dans laquelle les modes de rémunération des dirigeants jouent un rôle critique.

 

Augmentation des revenus de placement

Lorsqu’on regarde du côté de l’évolution des dividendes au cours des années récentes, les constats sont aussi éloquents. Entre 2000 et 2015, le montant des revenus de placement dans les entreprises canadiennes (qui correspondent à la somme des revenus de dividendes et des revenus d’intérêts) a connu une hausse considérable. Cette évolution est marquée de deux périodes de hausse : la première précède la crise financière de 2008, qui fut suivie par une légère diminution après la crise ; la deuxième est en cours, avec une remontée graduelle à partir de 2010, puis d’une hausse spectaculaire de 20 % en 2015. Pourtant, on constate en même temps que le nombre de déclarants stagne depuis 2010, voire diminue légèrement en fin de période. Cette évolution de l’industrie financière canadienne entraîne donc vraisemblablement un accroissement des inégalités, propice à recréer les conditions d’une crise financière et économique.

 

Décrochage des investissements

Du côté des investissements des entreprises, leur évolution depuis 2000 ne semble pas confirmer parfaitement les pronostics de la théorie du « retour des actionnaires ». La hausse des revenus de placement au Canada n’a pas conduit automatiquement à une baisse des investissements avant 2008. L’effondrement des investissements en 2009 est plutôt dû à la crise économique qui a suivi la crise financière. Par contre, l’évolution des deux variables depuis 2013, avec d’un côté une forte croissance des revenus de dividendes et de l’autre un décrochage marqué des investissements des entreprises, devrait servir de signal d’alarme au fait que l’industrie financière canadienne serait en train de créer, aujourd’hui, un contexte semblable à celui qui a conduit à la crise financière aux États-Unis et à la crise des dettes publiques en Europe. Cela est d’autant plus préoccupant que l’industrie financière a connu une période de croissance rapide entre 2013 et 2016, pour atteindre 218 % de créances du secteur privé par rapport au PIB, l’une des croissances des plus élevées des pays développés, bien au-delà de la moyenne des pays du G20 (150 %)[5].

Aux États-Unis, les responsables de la Federal Reserve s’inquiètent de la trop grande tolérance des investisseurs à l’égard de la prise de risque et du niveau élevé du prix des actifs, tolérance qui pourrait bientôt être dopée par les perspectives des plans de relance de Donald Trump. Dans ce contexte, on peut raisonnablement se demander s’il ne serait pas temps de prendre des mesures plus coercitives, avec des effets matériels significatifs, pour mettre l’industrie financière sur le chemin du financement du développement plutôt que sur la voie des transferts aux actionnaires et de l’accroissement des inégalités.

 

[1]. Voir Gilles L. Bourque, La financiarisation de l’économie nuit-elle aux entreprises ? Note de recherche de l’IRÉC, [http://www.irec.net/upload/File/noterfinanciarisationoctobre2013.pdf].

[3]. Laurence D. Fink’s 2016 Corporate Governance Letter, [https://www.nytimes.com/interactive/2016/02/02/business/dealbook/documen....

[4]. Le CAC 40, les rachats d’actions et la gestion à court terme, [https://igopp.org/le-cac-40-les-rachats-dactions-et-la-gestion-a-court-t....

[5]. Voir la fiche numéro 14, La finance peut nuire à la croissance, [http://www.irec.net/index.jsp?p=35&f=1926].