Recul du français au travail

2018/01/24 | Par Charles Castonguay

On s’y attendait. Statistique Canada s’est arrangé pour nous rassurer avec ses nouvelles données sur la langue de travail.

Signé Jean-Pierre Corbeil, le document d’analyse Recensement en bref : les langues de travail au Canada est paru le 29 novembre dernier. Sous la manchette « L’utilisation du français à égalité avec l’anglais est en croissance au Québec », Corbeil trouve que le français et l’anglais ont tous deux reculé comme langues prédominantes de travail, au profit d’un bilinguisme équilibré français-anglais.

Pas vraiment de gagnant, donc. Ni vraiment de perdant.

Mais un portrait plus troublant se dégage lorsqu’on simplifie les déclarations de bilinguisme au travail en respectant la fréquence d’utilisation des langues telle que déclarée : l’emploi de l’anglais comme langue principale avance, alors que celle du français recule. Prenons le temps d’y voir clair.

La commission Laurendeau-Dunton avait suggéré en 1967 d’ajouter au recensement une question sur la langue de travail principale. Ottawa a temporisé jusqu’en 2001 avant d’acquiescer. Harper ayant sévèrement écourté le questionnaire en 2011, nous ne disposons de données sur le sujet que pour 2001, 2006 et 2016.

La question comporte cependant deux volets. Le volet a) recueille bel et bien la langue principale : « Dans cet emploi, quelle langue cette personne utilisait-elle le plus souvent ? ». Mais le volet b), formulé au pluriel, ratisse large dans les langues de travail secondaires : « Cette personne utilisait-elle régulièrement d’autres langues dans cet emploi ? ».

Cela ressemble à la question en deux volets sur la langue parlée à la maison. Toutefois, les comportements sont beaucoup plus diversifiés au travail. Il peut s’agir de la langue de communication avec des collègues, de communication avec des clients, de rédaction de rapports, d’utilisation de logiciels, de la pause café, etc. Le répondant est donc plus facilement porté à déclarer plus d’une langue de travail, voire plus d’une langue de travail principale.

D’autre part, il est impossible d’attribuer un degré d’utilisation précis à une langue donnée en réponse au volet b), c’est-à-dire à une langue autre que la langue principale et qui n’est employée que « régulièrement » en milieu de travail. Seules les réponses au volet a) permettent par conséquent de déterminer avec un minimum de rigueur le progrès ou le recul d’une langue dans ce domaine.

Revenons maintenant à l’analyse de Corbeil. Il relève qu’entre 2006 et 2016, la proportion de travailleurs qui ont déclaré le français comme seule langue principale de travail a reculé au Québec, passant de 82,0 à 79,7 %, mais que l’emploi de l’anglais au même titre a reculé aussi, passant de 12,4 à 12,0 %. C’est l’utilisation du français à égalité avec l’anglais comme langue principale de travail qui a progressé, passant de 4,6 % en 2006 à 7,2 % en 2016.

Les médias, comme d’habitude, ont repris son analyse. « LE BILINGUISME POURSUIT SA CROISSANCE », titrait Le Devoir. L’article ne relève même pas qu’en points de pourcentage, l’anglais comme seule langue principale de travail a nettement moins reculé que le français.

Cet écart indique pourtant de toute évidence que c’est l’anglais qui sort gagnant de cette dynamique. Tirons cela tout à fait au clair en répartissant les déclarations de langues de travail principales doubles et triples de façon égale entre les langues déclarées.

Cela revient à compter, par exemple, 200 000 déclarations du français à égalité avec l’anglais, en tant que langue utilisée le plus souvent au travail, comme équivalentes à 100 000 déclarations du français comme seule langue principale de travail et 100 000 déclarations au même titre de l’anglais. Ce qui respecte parfaitement la fréquence d’utilisation, en tant que langue principale de travail, des deux langues déclarées.

Les déclarations de langue principale de travail recueillies au Québec en 2006 se répartissaient alors ainsi : français, 84,3 %, anglais, 14,8 %, autres langues, 0,9 %. Dix ans plus tard, le résultat correspondant en 2016 est : français, 83,4 %, anglais, 15,6 %, autres langues, 1,0 %.

Dans l’ensemble, la fréquence d’utilisation du français comme langue principale de travail a donc perdu près d’un point de pourcentage au profit de l’anglais. Cela traduit fidèlement le fait, relevé ci-dessus, qu’entre 2006 et 2016 les déclarations de l’anglais comme seule langue principale de travail ont reculé nettement moins que celles du français.

En interview au Devoir, Corbeil s’est fait encore plus rassurant. « Oui, le phénomène du bilinguisme au travail semble se poursuivre. Mais quand on regarde l’utilisation au moins régulière du français au travail, c’est stable à 94 %. »

Le voilà de nouveau en train d’additionner pommes, poires et oranges. Additionner de même toutes les réponses aux volets a) et b) qui incluent le français, c’est accorder une importance identique aux déclarations du français comme seule langue de travail principale, comme langue de travail principale à égalité avec l’anglais, et comme langue de travail secondaire.

Prétendre de la sorte que la position du français demeure stable n’est qu’une nouvelle fraude intellectuelle. Un Québec où 94 % des travailleurs se serviraient du français uniquement comme langue secondaire n’aurait strictement rien à voir avec un Québec où le français serait la langue de travail principale d’un même 94 %.

Les alliés objectifs du suprémacisme canadian, et de son entreprise manifeste d’assimilation du Québec, n’ont pas fini de lessiver le cerveau de nos journalistes avec des constats fallacieux de « stabilité » linguistique.

Le gouvernement du Québec refuse obstinément d’adopter la moindre mesure structurante susceptible de redynamiser le statut du français au travail. Entretemps, tout comme le poids des francophones, langue maternelle, au sein de la population totale, le poids des francophones parmi les travailleurs est en chute libre. Il est passé en effet de 80,5 à 78,0 % entre 2006 et 2016. Les francophones étant de très loin les plus gros utilisateurs du français au boulot, il fallait bien s’attendre à une baisse significative du français comme langue de travail principale.

Il est vrai qu’à mesure que s’accroît la part des francotropes parmi la population allophone – grâce à la sélection par Québec d’une partie de ses immigrants –, l’usage du français comme langue de travail principale s’accroît parmi les travailleurs allophones. Il s’accroît aussi parmi les travailleurs anglophones, langue maternelle, à mesure que s’accroît la proportion de ces derniers – le plus souvent d’ascendance autre que britannique – que la loi 101 a rompus à l’usage du français, langue commune, en les faisant passer par l’école française.

Cependant, l’effet de ces tendances favorables au français se trouve beaucoup plus qu’annulé, pas uniquement par la baisse du poids des travailleurs francophones, mais aussi par leur usage croissant de l’anglais comme langue de travail principale. Celui-ci est passé, en chiffres simplifiés, de 5,6 % en 2006 à 6,5 % en 2016. La croissance depuis 2006 du pourcentage de jeunes francophones qui ont fait leurs études collégiales ou universitaires en anglais y est sans doute pour quelque chose.

J’ai montré dans ma dernière chronique que le rattrapage du français vis-à-vis de l’anglais comme langue d’assimilation au Québec s’essouffle. Ce n’est aucunement surprenant. Langue des études supérieures, langue de travail, langue d’usage au foyer, tout est lié.

La solution commence par la loi 101 au cégep. C’est pour quand ?