Négos à la SAQ : un joyau menacé

2018/05/31 | Par Pierre Dubuc

Les choses n’ont jamais été simples dans les relations de travail à la SAQ. En 1964, les employés – traités jusque-là avec mépris de « traineux de pieds » – avaient été les premiers à tester le droit de grève consenti par le gouvernement Lesage aux fonctionnaires. Il avait fallu 76 jours dans la rue, y compris pendant la période des Fêtes, pour faire céder le gouvernement. Par la suite, leur syndicat a dû se mobiliser à maintes reprises pour bloquer de multiples tentatives de privatisation.

Mais, au fil des ans, la direction de la SAQ a raffiné sa stratégie de privatisation. En 1987, elle a procédé à l’ouverture de ses premières agences dans des épiceries, des dépanneurs ou des stations-services dans des régions éloignées, sous prétexte que la densité de la population ne justifiait pas la présence d’une succursale. Puis, la définition de « localité moins densément peuplée » a « évolué » et la distance minimale entre une agence et une succursale a été réduite progressivement à 15 km, puis à 5 km. Leur nombre a alors explosé ! Aujourd’hui, elles sont plus nombreuses que les succursales, soit approximativement 440 agences pour 400 succursales !

Parallèlement, la direction de la SAQ a instauré un système de gestion du personnel, dont le dénominateur commun est la précarité au travail. Des 5500 travailleuses et travailleurs, représentés par le Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la SAQ (SEMB-SAQ-CSN), 70 % sont à temps partiel, avec une moyenne de 10 à 12 heures de travail par semaine. Aujourd’hui, après 16 mois de négociations infructueuses, la SAQ vient de déposer un cahier de demandes exigeant encore plus de « flexibilité » de la part de ses employés, dont 57 % sont des femmes.

En réponse à cet affront, les délégués syndicaux, réunis en conseil général dans Lanaudière, ont décidé de consulter leurs membres, au cours du mois de juin, sur un mandat de grève totalisant jusqu’à six journées de grève, à exercer au moment opportun. Nous les avons rencontrés lors d’une manifestation devant une succursale de la SAQ à Joliette.

« La conciliation travail-famille et la stabilisation des emplois est au cœur de la négociation », nous explique Katia Lelièvre, la présidente du syndicat, en réaction aux demandes de l’employeur voulant plus d’employés réguliers en succursales les fins de semaine, alors que 58 % d’entre eux travaillent déjà une ou deux journées par week-end.

Sur les clauses normatives, le Syndicat visait un statu quo enrichi, mais l’employeur a déposé une liste de demandes sur tous les articles de la convention collective. « Pourtant, la situation financière de la SAQ est bonne, avec des ventes de 4 milliards $ par année. Tellement bonne que les dirigeants se sont octroyés des primes de 4 à 6% », de signaler Katia Lelièvre.

Mais l’appétit de la SAQ est insatiable. Pour répondre à un gouvernement exigeant toujours plus de redevances, il faut réduire le personnel, intensifier le travail, le précariser davantage. Déjà, la présence d’agences, qui fonctionnent sans personnel syndiqué, exerce une concurrence déloyale sur les employés des succursales. S’ajoute maintenant la pression des nouvelles technologies numériques.

Sur son site Internet, le Syndicat explique l’objectif caché des nouvelles innovations comme la carte Inspire, les achats en ligne (« Cliquez-Achetez-Ramassez » - CAR). Avec la carte Inspire, la SAQ détient en mémoire l’historique d’achat du client et peut, au moyen d’algorithmes sophistiqués, rendre prévisibles les comportements des consommateurs par succursales et y simplifier son offre de produits. Avec l’offre en ligne et l’application numérique pour procéder aux achats, la SAQ réduit ses frais d’exploitation, tant sur le plan logistique que des coûts d’immobilisation et, surtout, des coûts de main-d’œuvre.

Le Syndicat a joué un rôle crucial pour transformer complètement l’image des employés de la SAQ de « traîneux de pieds » à celle de conseillers, que nous apprécions tous lorsqu’ils nous permettent de découvrir un bon vin pour accompagner nos repas. Sous l’effet de la multiplication des agences et de la nouvelle approche numérique, ce rôle risque de disparaître.

Seul le Syndicat peut aujourd’hui préserver cet acquis. Pour y parvenir, il aura besoin de l’appui du monde syndical et de l’ensemble de la population. Présentes à la manifestation, Nathalie Arguin, secrétaire générale de la Fédération des employé-es de services publics (FEESP-CSN) et Francine Ranger, présidente du Conseil central de Lanaudière (CSN), assuraient les manifestants du soutien de leurs organisations respectives. Ne laissons pas la SAQ et le gouvernement démanteler ce joyau, qui contribue à faire du Québec une société distincte.