Mégantic : Le dossier n’est pas clos

2018/09/11 | Par Pierre Dubuc

Le livre a traîné sur ma table de travail tout l’été. Je ne voyais pas l’urgence de le lire, le dossier Mégantic me semblait – je-ne-sais-trop-pourquoi – clos. Mes amis que j’incitais impérativement à le lire, après l’avoir moi-même dévoré, avaient la même réaction : « Mégantic, c’est pas fini ? ». « Que non ! », m’a répondu Anne-Marie Saint-Cerny, l’auteure de Mégantic, une tragédie annoncée (Écosociété), lorsque je lui ai fait part de ces réactions : « La bataille ne fait que commencer ! »

Pour bien montrer que ce n’était pas des paroles en l’air, elle s’est fendue d’un article, paru dans La Presse +, après l’écroulement du pont de Gênes en Italie, qui interpellait le ministre Marc Garneau pour lui signaler que le pont de Québec, où transitent de longs convois de wagons-citernes de pétrole, comme celui qui a entraîné la mort de 47 personnes le 6 juillet 2013, était dans un état lamentable, résultat de la négligence du CN et de l’incurie du gouvernement fédéral.

Elle reprend dans cet article la demande des citoyens et citoyennes de Mégantic pour la tenue d’une enquête publique sur les événements de l’été 2013. Dans la préface de Mégantic, le journaliste André Noël rappelle qu’aucune personne, institution ou compagnie n’a été trouvée à ce jour coupable de la tragédie ! Tout aussi invraisemblable est l’absence d’une commission d’enquête publique sur un des pires accidents ferroviaires de l’histoire du Canada, alors que, depuis 1980, plus d’une vingtaine de commissions d’enquête ont été tenues, dont deux sur des accidents ferroviaires moins importants qu’à Mégantic.

André Noël rappelle qu’au lendemain de l’acquittement du conducteur de la locomotive et de deux autres employés de la MMA, l’Assemblée nationale a adopté une résolution unanime demandant au gouvernement fédéral de décréter une commission d’enquête. Le ministre fédéral des Transports, Marc Garneau, l’a rejetée du revers de la main, affirmant qu’elle serait inutile.

L’enquête menée sur le terrain pendant cinq ans par Anne-Marie Saint-Cerny démontre, au contraire, non seulement l’utilité, mais également l’urgente nécessité d’une telle enquête. Les conditions qui ont entraîné cette catastrophe sont toujours présentes et font craindre le pire.


Du journalisme d’enquête

Anne-Marie Saint-Cerny milite dans les organismes sociaux et environnementaux depuis plus d’une trentaine d’années, notamment à la Fondation Rivières et à la Société pour vaincre la pollution. Cinq jours après la tragédie, elle était sur les lieux, observant, scrutant, enquêtant.

« J’étais en train de lire dans mon salon, encore imprégnée de l’odeur des morts, lorsque je suis tombée, dans l’Internet, sur le parcours de William Ackman, le propriétaire du CP à l’époque. C’est là que le déclic s’est fait. Cela m’a tellement révoltée que je me suis dite : je vais aller au bout de cette histoire ».

 Il faut dire que l’itinéraire du propriétaire du CP est particulièrement révoltant, comme nous l’apprend la journaliste. Il prend le contrôle de la compagnie de chemins de fer le 17 mai 2012, à la faveur d’une révolte des actionnaires mécontents d’un rendement total de 19 %, alors que les concurrents obtiennent un rendement de 56 % à 117 %. Il embauche Hunter Harrison, un ancien PDG du CN à la retraite.

Pour augmenter les profits, Harrison a un plan en quatre points : Allonger les convois, les faire rouler plus vite, couper dans l’entretien et réduire le nombre d’employés. Désormais, les convois seront cinq fois plus lourds et plus longs, dépassant largement un kilomètre de long. Ils rouleront 15 % plus vite et 4 500 postes seront supprimés au cours des six premiers mois.

Harrison a profité de l’augmentation phénoménale du transport de produits pétroliers, qui passera de 500 wagons-citernes à 140 000 en 2013, pour recourir au train-bloc, c’est-à-dire de longs convois de wagons-citernes noirs, les fameux DOT-111, désuets, dénoncés par toutes les agences de sécurité aux États-Unis comme au Canada. Les trains-blocs réduisent le temps du voyage en se rendant directement de leur point d’origine à la destination, sans devoir s’arrêter pour charger ou livrer des cargaisons à divers clients.

Pour augmenter la rentabilité, le CP sous-traite ses convois à la Montreal Maine & Atlantic Railway (MMA), dont le réseau constitue le lien le plus court entre Montréal et la raffinerie d’Irving à St-John au Nouveau-Brunswick. Ackman et Harrison ne se préoccupent pas que MMA détienne le pire bilan en matière d’accidents en Amérique du Nord. Au contraire, ils n’ont que de l’admiration pour son propriétaire Edward Bukhardt, qui a privatisé des chemins de fer en Nouvelle-Zélande et en Estonie mais, surtout, parce qu’il est à l’origine du fameux one man crew, l’équipage à un seul homme, qui a joué un rôle déterminant dans la catastrophe de Mégantic.

Harrison a pu se vanter d’avoir livré la marchandise. Comme le rapporte l’auteure de Mégantic : « Dix mois après son arrivée et deux mois avant la tragédie, le CP annonce ses plus gros profits en 132 ans d’histoire. Des 25 plus grosses entreprises cotées au Canada, le CP est celle qui affiche le meilleur rendement aux actionnaires en 10 mois (+26  %). En 2016, Harrison sera le PDG le mieux rémunéré au Canada ».
 

Le servile portier

L’autre cible d’Anne-Marie Saint-Cerny est le gouvernement fédéral. Elle cite l’énoncé de mission du ministère responsable : « Transports Canada élabore des règlements et des normes de sécurité ou, dans le cas des compagnies ferroviaires, facilite l’élaboration de règles par l’industrie ferroviaire. » On lit aussi : « Transports Canada reconnaît que le principal responsable d’une exploitation sécuritaire est l’industrie ».

« Transports Canada peut exiger qu’une nouvelle règle soit élaborée ou qu’une règle existante soit modifiée. » Mais là où le bât blesse, c’est ensuite : « L’Association des chemins de fer du Canada, de concert avec les chemins de fer membres de l’Association, procède ensuite à la rédaction de la règle ».

En plus de rédiger ses propres règles, la compagnie s’autosurveille et possède sa propre police chargée « de protéger les biens que la compagnie administre ou possède ou dont elle est propriétaire ». Le ministre conservateur des Transports, John Baird, responsable de cette délégation de pouvoirs, s’est assuré de la « discrétion » de Transports Canada en l’édentant. Alors qu’il y a déjà eu 7 000 personnes chargées de superviser la sécurité du transport au Canada, il n’y avait que 43 postes d’inspection au moment de la tragédie !


Un outil pédagogique et de mobilisation

Dans Mégantic, Anne-Marie Saint-Cerny présente un dossier complet de tous les éléments, qui ont mené à ce qu’un train fou de plus d’un kilomètre et demi tirant 72 citernes de pétrole sur des rails en piètre état dévale une des pentes les plus abruptes en milieu habité en Amérique du Nord, avant de dérailler dans le centre-ville de Mégantic et prendre feu. Elle reproduit, jour après jour, le trajet du train depuis son chargement de pétrole de schiste au Dakota, puis d’heure en heure la nuit fatidique, avec la transcription des conversations téléphoniques des personnes impliquées.

La journaliste consacre aussi plusieurs pages à la décontamination qui, ô surprise, a été confiée aux compagnies responsables des événements, tenant à l’écart le ministère de l’Environnement du Québec.

Le livre admirablement bien structuré, laissant la place à des témoignages, est écrit dans un style alerte, avec un souci de rendre accessibles les éléments techniques (systèmes de freinage, etc.) « J’ai voulu faire un outil pédagogique », nous confie l’auteure. Mission accomplie !

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Le deuxième deuil de Mégantic : son centre-ville

Dans les mois qui ont suivi la tragédie, Mégantic a connu « un deuxième deuil plus dévastateur que le premier », soutient Anne-Marie Saint-Cerny parce que, selon les résidents, il a été provoqué artificiellement par « nos gens, nos propres concitoyens ».

Des élus de Mégantic, des gens d’affaires locaux, des consultants et des promoteurs, avec la complicité des ministères québécois du Développement économique et des Affaires municipales, ont profité de la tragédie pour faire adopter par la Ville et le gouvernement du Québec un règlement et une loi qui allaient permettre d’évincer, sans aucune raison les résidents du quartier Fatima, pourtant totalement épargné par la tragédie. La Ville a procédé rapidement à l’agrandissement du territoire du centre-ville et à l’expropriation sauvage de l’ensemble des maisons et bâtiments, en laissant croire faussement et frauduleusement que leurs maisons étaient contaminées.

La Ville a procédé rapidement à l’agrandissement du territoire du centre-ville et à l’expropriation sauvage de l’ensemble des maisons et bâtiments. La journaliste reproduit le témoignage d’une expropriée.

« Ils nous ont dit, on est ici pour acheter votre maison, pis vous avez pas le choix. Ou bien vous signez tout de suite, pis on vous donne l’évaluation + 15 % ou bien vous attendez pis on vous donne l’évaluation – 15 % ou bien vous signez pas pis on vous exproprie, vous aurez 90 % de l’évaluation, 90 % pis deux semaines pour sortir d’ici sans rien emporter. On met la clé dans la porte, pis dehors. Tout ça, ils nous ont dit, c’est la loi 57, pis vous avez pas le choix. »

Dans l’arrière-scène, des promoteurs vautours guettaient leurs proies, dont principalement Metro Québec Immobilier et le Groupe Jean Coutu, qui a évincé l’expropriée du témoignage précédent.

Plus enrageant encore est le fait que les expropriés ont reçu moins de 1 000 $ chacun du fonds d’aide aux sinistrés constitué à partir des dons de la population du Québec, alors que Metro Québec Immobilier et le Groupe Jean Coutu s’étaient partagés, au 31  août 2015, près du quart des 4 millions recueillis, soit près de 500 000 $ en congés de taxes foncières pour Metro Québec Immobilier et 241 000 $, le Groupe Jean Coutu !

Avec raison, Anne-Marie Saint-Cerny voit dans toute cette opération une nouvelle illustration de la Stratégie du choc, telle que décrite par Naomi Klein dans son livre du même nom.

 

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Le procès des trois Québécois

L’avocat de Tom Harding avait averti la Sûreté du Québec. Si vous avez besoin de mon client, prévenez-le simplement, il se présentera à vos bureaux. Mais, le 12 mai 2014, « les forces de la SWAT Team, l’unité antiterroriste de la SQ, en habit de combat et armées jusqu’aux dents enfoncent la porte avec un bélier. Ils foncent, trouvent Harding derrière la maison et lui hurlent, ainsi qu’à son fils, de se coucher au sol, mains derrière la tête. L’image est dure : canons pointés sur les deux hommes couchés au sol, on passe les menottes aux pieds et aux mains de Harding » raconte Anne-Marie Saint-Cerny.

Une description aussi précise de l’arrestation est possible parce que les médias ont été prévenus et ils étaient déjà sur les lieux à l’arrivée de la SWAT Team. « Quelqu’un, quelque part, a voulu qu’on offre à la population l’image de la ‘‘Justice’’ en arrêtant LE coupable », en conclut-elle.

Mais, lors de l’arrivée au Palais de justice des trois Québécois, le mécanicien Harding, son contremaître Richard Labrie et Jean Demaître, directeur de MMA pour le Québec, les citoyens de Mégantic, présents sur les lieux, ne réagissent pas comme l’espéraient les autorités.

« Et, tout à coup, on a entendu, venant de la foule qui était plus silencieuse qu’on pensait, des gens crier : c’est pas eux. C’est pas eux, les vrais coupables. »

Mais le procès est néanmoins formaté pour que nul autre coupable que ces trois hommes ne puisse être inquiété.

« Les événements jugés sont ceux qui se sont produits UNIQUEMENT entre midi le 5 juillet et 1h15 du matin le 6 juillet 2013. Treize heures seulement. Treize heures où seuls les agissements des trois accusés pourront être scrutés et amenés en preuve. Un laps de temps qui élimine d’emblée toute possibilité de démontrer la responsabilité du système en entier, de la MMA et du CP, de Transports Canada, du système de réglementation, etc. », explique Anne-Marie.

De plus, les patrons et les cadres supérieurs de MMA-USA, tous des citoyens américains, refuseront de témoigner au procès criminel des trois employés québécois. Ils refuseront même de rencontrer les enquêteurs de la SQ.

Mais personne n’est dupe. Jean Clusiault, qui a perdu sa fille Kathy dans la tragédie, profite d’une pause, lors du procès, pour s’approcher de Harding. Devant les caméras, il lui tend la main : « Cet homme-là, je le considère comme un ami. Il est comme nous autres. Il a juste essayé de gagner sa vie ».

Après neuf jours de délibérations du jury, le verdict tombe : Non coupables, tous les trois.