À la défense de « Nègres blancs d’Amérique » de Pierre Vallières

2019/01/08 | Par Pierre Dubuc

Dans son édition du 7 janvier, prenant prétexte de la publication de la biographie de Pierre Vallières par Daniel Samson-Legault (Dissident, Québec-Amérique), La Presse + donne la parole à des auteurs du Canada anglais sur leur compréhension de la signification du titre de l’ouvrage de Pierre Vallières « Nègres blancs d’Amérique », en se demandant si « après SLÀV et à l’heure du racisme systémique, peut-on encore lire Nègres blancs ? ».

La question (Peut-on encore lire Nègres blancs!!!) est absolument incroyable et totalement inadmissible de la part d’un journaliste de La Presse (Mathieu Perreault). Et les réponses sont ahurissantes. C’est Non ! Comme si « Nègres blancs » était un Mein Kampf québécois!  Ces réponses témoignent d’un incroyable mépris pour le peuple québécois et de son histoire. Elles s’inscrivent dans un contexte où on essaie d’opposer la lutte de libération des Noirs et celle du peuple québécois, à la grande satisfaction des puissants intérêts qui tirent avantages, privilèges et bénéfices de l’oppression et de l’exploitation des Noirs et des Québécois.

David Austin, professeur au collège John-Abbott, auteur du livre Fear of a Black Nation : Race, Sex and Security in Sixties Montreal, affirme qu’« en 1968, ça pouvait évoquer la solidarité, mais de nos jours, les gens à la marge se sentent assiégés, avec le profilage racial, d’autant plus que les Canadiens français sont au pouvoir. Alors reprendre l’expression devient intolérable ».

Bruno Cornellier, professeur à l'Université de Winnipeg, auteur de l’article « The Struggle of Others : Pierre Vallières, Quebecois Settler Nationalism, and the N-Word Today », Discourse, 2017 parle d’une « métaphore grotesque » et soutient que « ce mec des années 60 ne comprenait clairement pas du tout ce que c’était d’être noir, le concept de négritude ».

Quant à Corrie Scott, professeure à l'Université d’Ottawa, auteure du livre De Groulx à Laferrière : un parcours de la race dans la littérature québécoise, elle soutient que « dans un renversement quelque peu étrange, le “nègre blanc” favorise une prise de conscience de la blancheur des Québécois comme base sur laquelle repose leur revendication de l’égalité économique. Autrement dit, même si Vallières se dit “ nègre blanc ” et malgré ses éloges contre le racisme, nous savons que le message sous-jacent est le suivant : je ne devrais pas être traité de nègre puisqu’après tout, je suis un homme blanc ».

Difficile de rassembler autant d’idioties en si peu de mots. D’abord, il n’est pas inutile de rappeler les conditions dans lesquelles le livre a été écrit et qui expliquent en partie son titre.

Le manuscrit a été rédigé en prison, au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention for men où la très grande majorité de la population carcérale était composée de Noirs. Pierre Vallières et Charles Gagnon y ont été incarcérés à la fin de 1966 et au début de 1967. Le livre a été écrit après une grève de la faim de 29 jours. 

Vallières et Gagnon y ont été emprisonnés pour avoir manifesté devant les Nations unies, les 25 et 26 septembre 1966, pour réclamer le statut de prisonniers politiques pour leurs camarades incarcérés à Montréal et faire connaître au monde entier la lutte de libération nationale du peuple québécois. Vallières et Gagnon s’étaient réfugiés à New York auprès de groupes de militants des Black Panthers après la dislocation par les forces policières du réseau felquiste qu’ils venaient de mettre en place.

Vallières résumera dans Les Héritiers de Papineau la perspective qui était alors la leur : « Comme les radicaux du mouvement noir américain (SNCC, Black Panthers), nous avions le sentiment de participer par notre action à la construction d’une avant-garde continentale et multiraciale ». 

À l’époque, les conditions de vie des Québécois s’apparentaient à plusieurs égards à celles des Noirs américains et cette expression de « nègres blancs d’Amérique » n’était pas une figure de style. En 1961, alors que les hommes Noirs américains avaient en moyenne 11 années d’école à leur actif, les Canadiens français en comptaient une de moins. Même chose pour le salaire moyen. Celui des Noirs américains représentant 54 % de celui des Blancs. Au Québec, le salaire des hommes québécois francophones unilingues atteignait à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues.

Les plus belles pages de Nègres blancs sont sans conteste celles dans lesquelles Vallières relate son enfance à Ville Jacques-Cartier, dans ce bidonville de Coteau Rouge où les maisons étaient en tôles et les égouts à ciel ouvert.  Tout le génie de Vallières est d’avoir brillamment résumé notre histoire et notre condition de Québécois dans ce si beau titre de Nègres blancs d’Amérique. C’était l’envers, dans un effet miroir, du discours de l’oppresseur anglophone et de son arrogant « Speak White ». Vallières avait saisi l’essence même de notre « américanité », dirions-nous pour employer une expression à la mode. Une américanité bien différente du mythe, que certains essaient de propager, du Québécois, émule du colon américain de la Frontier ou du colon canadien-anglais.

Bien sûr que les conditions de vie des Québécois se sont améliorées depuis. Tout comme celles des Noirs américains où a émergé, là aussi, une classe moyenne. Est-ce à dire qu’aujourd’hui les Noirs sont au pouvoir ou que « les Canadiens français sont au pouvoir », comme l’affirme David Austin?

Les Québécois ont certes un avantage sur les Noirs américains, soit celui de posséder un État, un territoire où ils sont majoritaires. Au cours des années 1920, les progressistes soutenaient l’idée de la création d’un État noir dans le sud des États-Unis où ces derniers étaient majoritaires. Mais les Noirs ont migré vers les usines des Midwest et sont aujourd’hui minoritaires dans l’ensemble des États-Unis. Les Québécois possèdent certes un État, mais c’est un mini-État, une province dans un État canadien où les principaux pouvoirs sont concentrés à Ottawa.

Il faudrait aussi en finir avec le mythe que les Québécois contrôleraient désormais leur économie. Si nos économistes se préoccupaient d’étudier la réalité de l’économie québécoise et d’en dresser le tableau de ses vrais propriétaires plutôt que de s’occuper à d’insignifiants cas de micro-économies, nous verrions que les Québécois ne contrôlent aucun des principaux secteurs de notre économie.

Bien sûr, les Québécois ont l’avantage d’avoir la peau blanche dans un monde où la couleur de la peau est la source de bien des discriminations. Mais c’est du révisionnisme historique, de la mauvaise foi et de la fraude intellectuelle que de prétendre, comme l’affirme Corrie Scott, que l’utilisation par Vallières de l’expression « nègre blanc » avait pour objectif de favoriser « une prise de conscience de la blancheur des Québécois comme base sur laquelle repose leur revendication de l’égalité économique ».

L’identification aux Noirs avait pour objectif de lier notre lutte aux autres peuples opprimés des Amériques, ce qui devrait continuer à être notre but, tout en n’oubliant jamais comme l’écrivait Karl Marx que « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri ».

 

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Pour une étude plus approfondie de toute cette question, nous renvoyons le lecteur à deux chapitres consacrés à Pierre Vallières dans notre livre L’autre histoire de l’indépendance, publié aux Éditions Trois Pistoles en 2003, que nous venons de mettre en ligne.