Le Venezuela et la nouvelle géopolitique du pétrole

2019/02/05 | Par Pierre Dubuc

Dans ses récentes Mémoires, Jean Chrétien raconte l’argument massue qu’il a servi au premier ministre britannique Tony Blair qui faisait pression pour que le Canada fasse partie de la « Coalition of the Willing » qui s’apprêtait à envahir l’Irak.

«Il disait qu'il fallait se débarrasser de Saddam Hussein parce qu'il était un méchant dictateur. Mais je lui avais dit que si on se mettait à remplacer les dictateurs, lequel serait le prochain? Il me semble que dans la famille du Commonwealth, il y a un gars qu'on n'aime pas beaucoup au Zimbabwe, Robert Mugabe, pourquoi on ne réglerait pas ce problème-là avant d'aller au Moyen-Orient? Blair m'a dit: "Écoute Jean, Saddam et Mugabe, ce n'est pas la même chose." Je lui avais répondu calmement: "Ce n'est pas la même chose. M. Mugabe, lui, n'a pas de pétrole!" C'était un peu direct, mais c'était vrai aussi.»

Maduro a du pétrole. Le Venezuela possède les plus importantes réserves de pétrole au monde. Depuis les années 1960, le pétrole a toujours représenté plus de 90% des exportations du pays. Cette proportion était de 98% en 2017. Quand le cours du pétrole était élevé, le gouvernement Chavez s’est servi des revenus de sa vente pour répondre aux besoins de sa population, mais également pour soutenir des régimes progressistes en Amérique latine.

La chute du prix du pétrole a changé la donne. L’économie vénézuélienne s’est effondrée et la plupart des régimes progressistes d’Amérique latine ont été remplacés par des gouvernements de droite. Le Brésil est le dernier en date. Ce ne s’est doute pas un hasard que ce soit un scandale concernant Petrobras, la pétrolière brésilienne, qui soit à l’origine de la chute de la gauche brésilienne de Lula et Dilma Rousseff.
 

Surabondance de pétrole et de gaz de schiste

La cause de ce changement géopolitique, qui ne concerne pas uniquement l’Amérique latine, est l’augmentation astronomique de la production de pétrole et de gaz de schiste aux États-Unis. En 2014, la production de pétrole de schiste dépassait la production de pétrole de l’Irak et, en 2015, la moitié de la production de gaz naturel venait du gaz de schiste comparativement à 6%, dix ans auparavant. En 2006, 15 millions de foyers américains étaient chauffés au gaz de schiste. Dix ans plus tard, c’était 200 millions de foyers.

Désormais, les États-Unis n’étaient plus dépendants des importations de l’Arabie saoudite, du Venezuela et de l’Afrique de l’Ouest, ni des décisions de l’OPEP, comme le rapporte Meghan L. O’Sullivan dans son livre Windfall, How the New Energy Abundance Upends Global Politics and Strengthens America’s Power (Simon &  Schuster, 2017).

Auparavant, les pays membres de l’OPEP savaient que s’ils réduisaient la production et diminuaient les approvisionnements sur la scène mondiale, ils pouvaient bénéficier de prix élevés et de revenus en conséquence pendant une longue période de temps avant que de nouveaux approvisionnements arrivent sur le marché et exercent une pression à la baisse sur les prix.

Le pétrole de schiste a rendu caduc ce scénario. Si le pétrole classique requiert des investissements importants et de longs délais avant que la production atteigne les marchés, il en va tout autrement avec le pétrole de schiste. Les investissements sont beaucoup moins importants et la production peut s’adapter rapidement aux fluctuations des prix. L’OPEP a donc perdu une grande partie de son pouvoir d’influencer les prix.

Un autre facteur décisif est la place grandissante du gaz naturel dans le monde de l’énergie. Jusqu’à tout dernièrement, le pétrole était nettement avantagé. Le pétrole est plus facile à produire, à transporter et à emmagasiner. Un baril de pétrole contient mille fois plus d’énergie qu’un baril de gaz naturel. Il peut changer plusieurs fois de main, ce qui implique qu’il n’est pas nécessaire de forger une relation stable entre les producteurs et les consommateurs.

Au contraire, le gaz naturel nécessitait de coûteuses infrastructures en pipelines et d’importants investissements avec des contrats de 20 ans et plus entre producteurs et acheteurs. Là encore, le gaz de schiste a changé le décor. Ainsi, en 2000, les États-Unis produisaient très peu de gaz de schiste. Seize ans plus tard, il représente 53% de la production de gaz naturel.

De plus, de nouvelles découvertes technologiques, soit la liquéfaction du gaz et des installations flottantes de regazéification, permettent une grande souplesse dans le transport et la réduction du lien de dépendance entre les acheteurs et les vendeurs.

En 2020, les États-Unis détiendront presque un cinquième de la capacité totale de liquéfaction et deviendront le troisième exportateur après le Qatar et l’Australie. Au Canada, une usine de liquéfaction d’une valeur de 18 milliards de dollars sera bientôt construite à Kitimat en Colombie-Britannique et un projet semblable est annoncé au Saguenay.

Le résultat total est qu’on ne parle plus du pic du pétrole et de son déclin, mais plutôt d’une surabondance de la production. Et, dans ce contexte, les États-Unis sont les plus importants producteurs d’énergie au monde. Ils ont dépassé la Russie pour le gaz naturel en 2007 et l’Arabie saoudite pour le pétrole en 2013. Les accords conclus avec le Canada, qui est détenteur des troisièmes plus importantes réserves de pétrole au monde, et le Mexique, permettent de parler d’une indépendance énergétique nord-américaine.


La doctrine Monroe

Cette nouvelle indépendance énergétique des États-Unis l’autorise à interrompre ses importations de pétrole vénézuélien pour faire pression sur Maduro. Ils pourraient donc, diront certains, ficher la paix au gouvernement vénézuélien. Mais la politique américaine a toujours été d’empêcher les puissances rivales de venir jouer dans son arrière-cour, depuis que le président James Monroe a formulé, en 1823, la doctrine qui porte son nom et qui considère que toute intervention étrangère « dans les affaires du continent sera perçue comme une menace pour la sécurité et la paix des États-Unis ».

Aujourd’hui, cette menace a pour nom la Chine. Entre 2007 et 2015, la Chine a prêté près de 50 milliards de dollars au Venezuela en retour de paiements en pétrole. Mais il est peu probable que la Chine présente une forte opposition à l’intervention des États-Unis dans les affaires du Venezuela. Déjà, rapporte Meghan L. O’Sullivan, le Dr. Xue Li de l’Académie chinoise des Sciences sociales a déclaré en mars 2015 : « Considérant la situation politique et économique du Venezuela, il est inapproprié pour la Chine d’augmenter le montant de ses investissements et de ses prêts. En résumé, la Chine doit se prémunir contre les mauvaises dettes ». Mme O’Sullivan en conclut que « dans le contexte actuel, la Chine peut faire davantage confiance au marché pour des approvisionnements sécuritaires que dans le régime insolvable du Venezuela ».

La porte est donc ouverte pour que les États-Unis s’activent à renverser le président Maduro pour chasser la Chine du Venezuela et mettre sous sa botte les gouvernements latino-américains qui ne le sont pas déjà.

Dans ce scénario bon cop/bad cop Trudeau/Trump, Ottawa joue le rôle de sous-fifre de Washington, au service des mêmes intérêts pétroliers qui veulent mettre la main sur les richesses énergétiques du Venezuela. Trudeau aurait été mieux avisé, encore une fois, de suivre l’exemple de celui qu’il qualifie d’être son mentor : Jean Chrétien.