Haïti : le développement du sous-développement

2019/03/15 | Par Jacques B. Gélinas

« Le développement est un processus simple : il faut le faire soi-même.
 Pour toute économie, ou bien on le fait soi-même
ou bien il n’y aura pas de développement du tout

Jane Jacob, Les villes et la richesse des nations

Haïti : un pays qui se sous-développe en périphérie et au profit des États-Unis, du Canada, de la France et des compagnies transnationales.  Précision : avec la complicité des élites locales qui empochent impunément.

Le propos de cette chronique est de mettre en lumière la vraie nature du sous-développement qui afflige Haïti et de démontrer, en remontant le fil de l’histoire, comment ce pays apparaît aujourd’hui comme le cas typique d’une impitoyable dépossession.

Il en résulte une riche oligarchie possédante, régnant sur un peuple pauvre et dépossédé, le plus mal gouverné et le plus mal aidé du continent. Mais un peuple incroyablement résilient qui, le 7 février dernier, s’est soulevé pour protester contre cette dépossession et crier : Ça suffit!

 

Brève histoire de la longue dépossession d’Haïti

Il était une fois une île appelée Quisquéia, sise à l’orée d’un vaste continent ignoré du reste du monde. Y vivaient un million d’habitants prospères et pacifiques.

En 1492, les conquistadors espagnols tombent d’aventure sur ce paradis qu’ils renomment Hispaniola et qu’ils vont convertir en enfer. À force d’exploitation et de brutalité, ils exterminent la population autochtone, les Taïnos. Le premier des génocides que vont commettre les Européens sur le continent américain.

Pendant plus d’un siècle, Espagnols, Français et pirates européens de tout acabit vont se disputer cette terre fertile et par surcroît riche en minerai.

En 1626, les Français prennent officiellement possession de la partie ouest de l’île qui, en 1804, deviendra Haïti. À la fin des années 1670, ils décident d’en faire une terre de plantation pour l’exportation de café, d’indigo et surtout de sucre. La culture de la canne à sucre exige une main-d’œuvre abondante et âpre à la tâche. Comme la mère patrie ne peut fournir ce genre d’ouvriers malléables et corvéables à merci, les colons se tournent vers l’Afrique. De 1679 à 1791, ils arrachent à leur terre natale 800 000 êtres humains réduits en esclavage. Haïti devient le premier destinataire de la traite négrière.

À l’époque, le sucre, c’est la grande affaire. Les Européens en raffolent. Rapidement, Haïti devient le premier producteur mondial de cette denrée. Vers 1750, la colonie exporte plus de sucre que toutes les îles anglaises réunies.

En 1791, les esclaves surexploités commencent à se révolter dans le but de fonder une république libre et indépendante. Ils l’emporteront en 1804. C’est la première et seule fois dans l’histoire qu’une population d’esclaves réussit à s’affranchir de ses maîtres.

En 1825, un gouvernement français sans vergogne réclame au gouvernement haïtien 150 millions de francs – rançon ramenée à 90 millions - en guise de dédommagement pour les colons esclavagistes chassés en 1804. C’était la condition requise pour la reconnaissance officielle de l’indépendance du pays par la France et les États-Unis. Haïti traînera cette dette comme un boulet pendant plus de cinq décennies.

En 1913, le président Woodrow Wilson déclare : «Notre responsabilité envers le peuple américain nous force à aider les investisseurs américains en Haïti». L’année suivante, les marines états-uniens passent à l’acte. Ils débarquent en Haïti et s’emparent des réserves d’or du pays. Finalement, les États-Unis occupent militairement Haïti qui devient leur colonie pour 20 ans, soit de 1915 à 1934.    

Arrivons-en à la dictature féroce des Duvalier qui va durer 30 ans, de 1957 à 1986. Le 7 février 1986, le peuple exaspéré se soulève et chasse le rejeton de Papa Doc, Jean-Claude Duvalier.

Considérant ces multiples exactions et prédations, on ne peut que conclure que si ce malheureux peuple est aujourd’hui le plus pauvre et le plus mal gouverné du continent, ce n’est pas sa faute, c’est sa tragédie.

 

Le président Aristide forcé d’appliquer les politiques néolibérales du FMI et de la Banque mondiale

La chute de la dictature Duvalier a conduit à la mise sur pied d’une constituante qui a accouché d’une nouvelle Constitution progressiste, arrachée par un puissant mouvement social.

Le 7 février 1991, Jean-Bertrand Aristide devient le premier président élu démocratiquement selon les règles de la nouvelle Constitution. Il applique des mesures progressistes, combat la corruption institutionnalisée, demande aux patrons d’augmenter le salaire des ouvriers. Mais il n’a le soutien ni de l’élite, ni de l’armée, ni de l’Église, ni des États-Unis… qui ourdissent un coup d’État.

Le 30 septembre, le lieutenant-général Raoul Cédras s’empare du pouvoir, sous le regard ambigu du gouvernement états-unien. L’Oncle Sam compatissant prend sous son aile le président déchu, l’amène aux États-Unis, lui assigne une résidence – surveillée - et le comble d’attentions.

Après 20 mois de réclusion, Aristide est considéré comme suffisamment domestiqué pour reprendre son siège présidentiel à Port-au-Prince. Cédras est prié de lui céder la place. De son côté, Aristide doit accepter, en échange de ce cadeau, d’appliquer à la lettre le Programme d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) : «Maintien des bas salaires, privatisation des entreprises publiques, suppression des droits de douane et un plus grand accès des entreprises étrangères aux ressources et au marché haïtiens». Le néolibéralisme entre ainsi à Haïti par la grande porte.

Après cette domestication et cette humiliante abdication, Aristide n’est plus le même. Il devient erratique. Quand même réélu en 2001, il sera de nouveau éjecté manu militari, en février 2004, par les États-Unis… avec la complicité de la France et du Canada.

Il s’ensuit une grande instabilité politique, que les États-Unis et les Nations Unies vont aggraver en disant vouloir y remédier.

           

Comment le pouvoir est passé des mains de l’ONU aux mains des États-Unis

Juin 2004, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) composée de 12 000 militaires et de 2 500 policiers débarque dans le pays.

Juillet 2004, après l’éviction d’Aristide, apparaît dans le ciel haïtien un étrange supra-mécanisme appelé Core Group composé d’un représentant du secrétaire général des Nations Unies, d’un représentant de l’Organisation des États américains (OEA), des ambassadeurs des États-Unis, du Brésil, du Canada, de la France, de l’Espagne et de l’Union européenne.

Mais voilà qu’à l’instabilité politique, s’ajoute l’instabilité géophysique : tremblements de terre, ouragans, inondations. La plus terrible de ces ruades de la nature a été le séisme du 12 janvier 2010 : 230 000 morts, 300 000 blessés, 1,2 million de sans-abri.

Un tel malheur a ému le monde entier, ce qui a forcé la supposée «communauté internationale» à bouger. Promesses, promesses pour 11 milliards de dollars US. Finalement, il en a résulté un fonds d’aide à la reconstruction de 5,5 milliards. On ignore comment l’administration de ce fonds a été confiée à Bill Clinton. Cet ancien président des États-Unis copréside avec le premier ministre Jean-Max Bellerive la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti, créée en avril 2010. La Commission s’est appliquée avant tout à servir les intérêts états-uniens, sous le parapluie de la Fondation Clinton. Et la reconstruction n’a jamais eu lieu.

Le 10 mars 2010, Bill Clinton fait son mea culpa devant la Commission des Relations extérieures du Sénat états-unien :

«Les pays riches comme le nôtre, qui produisent beaucoup de nourriture, doivent vendre aux pays pauvres et les soulager du fardeau de produire leur propre nourriture, de sorte que, Dieu aidant, ils puissent sauter directement dans l’ère industrielle. Cela n’a pas fonctionné. Cela a peut-être été bon pour mes fermiers de l’Arkansas, mais ça n’a pas fonctionné. Ce fut une erreur. […] La conséquence pour Haïti a été la perte de la capacité de produire son propre riz pour nourrir son peuple[1]

Arrêtons ici cet interminable récit de déprédation pour réfléchir sur la vraie nature du sous-développement qui tenaille Haïti.

 

Une impitoyable dépossession appelée sous-développement

Le sous-développement n’a pas toujours existé. C’est une création de notre époque. Il est né – et le nom et la chose – des décombres de la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit dévastateur a créé les conditions favorables à l’avènement d’un nouvel ordre économique et géopolitique mondial, dominé par les États-Unis d’Amérique.

Dans son discours inaugural du 20 janvier 1949, le président Harry Truman, annonce qu’il existe dans le monde des «régions sous-développées» où règnent la maladie, la misère et la famine. Ces régions – l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et les Caraïbes– affichent un retard lamentable par rapport aux pays développés. Les États-Unis, explique-t-il, peuvent et doivent les aider à rattraper ce retard. Comment? En leur fournissant des vivres, des capitaux et des techniciens. Il enjoint les autres pays avancés à suivre cet exemple. C’est le lancement de ce qu’on appellera l’aide publique au développement (APD), la plus grande croisade de tous les temps.

Or, contrairement à ce qu’a édicté le président Truman, à la suite des économistes conventionnels de l’époque, le sous-développement n’est ni un retard ni une différence d’étape dans la croissance économique. C’est plutôt une différence de position et de fonction à l’intérieur de la structure économique mondiale. La fonction des pays du Tiers-Monde dans ce système consiste à fournir des matières premières et une main-d’œuvre bon marché, ainsi qu’un vaste débouché pour les biens et services des pays industrialisés.

À noter que les pays aujourd’hui industrialisés ont pu passer par des périodes de stagnation et de non-développement, «mais ils n’ont jamais connu le sous-développement au sens actuel du terme». (Merci André Gunder Frank, Le développement du sous-développement, Paris, Maspero, 1972, p. 238)  

Le véritable nom du sous-développement, c’est la dépossession et la dépendance organisées.

 

Le développement, c’est le faire soi-même

Ce sont les outils qui lancent toute avancée dans la production de biens et de services. Des outils que la communauté peut et doit contrôler. Pour connaître les ressorts de ces outils, elle doit les inventer et les fabriquer elle-même. Ou encore, si elle les emprunte d’une autre société, il faut qu’en les acquérant elle apprenne à les contrôler.

Or, une communauté ne peut inventer et fabriquer ses propres outils que si des membres de celle-ci peuvent être libérés pour se consacrer à des tâches de recherche et développement. Cela n’est possible que si ladite communauté dégage des surplus, en produisant plus qu’elle ne consomme. Toutes les sociétés peuvent produire plus qu’elles ne consomment, serait-ce au prix d’un mode de vie plus frugal. Cela s’appelle l’épargne. Cette épargne peut alors être investie dans la fabrication d’outils et d’équipements de production.

Ce processus d’accumulation de surplus commence par l’agriculture vivrière. Lorsque la production agroalimentaire débouche sur un marché local, producteurs et acheteurs se donnent la main pour créer une économie circulaire destinée à satisfaire les besoins de la population. Le même circuit pourra s’étendre au niveau régional.

En somme, le véritable nom du développement, c’est la capitalisation à partir de son propre savoir et de ses propres instruments de production.

Comme l’énonce le dicton latino-américain : No hay desarrollo sino a partir de su propio rollo : il n’y a de développement qu’à partir de sa propre enveloppe.

 

Le 7 février 2019 : jour de colère, jour de révolte

Le 7 février, 33e anniversaire de la chute de Duvalier et 2e anniversaire de la prise de pouvoir du président parvenu, Moïse Jovenel, le peuple en colère se donne rendez-vous dans la rue. Manifestations bruyantes et fracassantes pendant plus d’une semaine, dans plusieurs villes du pays. Le peuple affamé veut savoir où est passé l’argent du Fonds PetroCaribe évalué à quelque 3,8 milliards de dollars US.

Fin janvier, la Cour supérieure des comptes a déposé la première partie de son rapport sur la dilapidation du Fonds PetroCaribe. Le document décrit les fraudes et détournements de fonds commis par les huit gouvernements qui se sont succédés depuis 2008.  On a perdu la trace d’au moins 2,5 milliards, un montant supérieur à l’actuel budget de l’État. Une quinzaine de ministres, anciens et actuels, sont épinglés. Michel Martelly et Jovenel sont eux-mêmes impliqués dans la plus grande opération de corruption de l’histoire d’Haïti.

L’Alliance PetroCaribe a été créé par le président vénézuélien Hugo Chavez, en 2005. L’objectif : aider les pays des Caraïbes à se développer eux-mêmes. Dix-huit pays du bassin des Caraïbes y ont souscrit. Le gouvernement Haïtien a reçu la plus grosse part de cette aide qui, par le biais du pétrole à prix réduit, rompait avec l’aide traditionnelle. Les termes de l’Alliance spécifiaient que le Fonds devait favoriser les coopératives de travailleurs, l’agriculture vivrière et l’autosuffisance alimentaire.

La gestion calamiteuse de l’argent mis à disposition par le Venezuela a doublement pénalisé le peuple haïtien, En plus d’avoir été privé de cette aide à son développement, il devra, par le biais de divers prélèvement directs et indirects, rembourser cette dette qui grève le budget de la nation.

 

Le peuple haïtien peut-il s’arracher des griffes d’une oligarchie nationale et internationale ?

Un pays sous-développé peut-il échapper à la dépossession et en arriver à se posséder lui-même ? Les auteurs haïtiens et québécois du livre recensé, le mois dernier, dans les pages de L’aut’ journal tentent d’apporter une réponse à cette lancinante question[2].

  • D’abord commencer par le commencement : se nourrir soi-même ; c’est la première des souverainetés.
  • Développer une agriculture vivrière qui débouche sur un marché local et enclenche ainsi une économie circulaire.
  • Mettre en commun la petite épargne locale et régionale, par la création de caisses d’épargne et de crédit au service des paysans, des regroupements de femmes et des petites et moyennes entreprises artisanales.
  • Tisser des liens entre la multitude d’organisations de la société civile, surtout les organisations paysannes, les regroupements de femmes et les associations d’intellectuels progressistes.
  • Créer une vaste coalition susceptible de s’imposer comme un «véritable acteur social» : «un acteur collectif capable de mener des actions visant la transformation profonde de la société, de la culture et de l’économie». (p. 260)

jacquesbgelinas.com

 


[1] The Associated Press, le 20 mars 2010.

[2] Yves Vaillancourt, Christian Jetté et alii, Une coopération Québec-Haïti en agroalimentaire, L’économie sociale et solidaire en mouvement, Presses de l’Université du Québec, 2018. Voir aussi l’excellent article de Louis Favreau et Lucie Fréchette, «Comment ‘aider’ Haïti aujourd’hui», Le Devoir, 19 février 2019.