Ingérences électorales

2019/04/11 | Par Pierre Jasmin et William Sloan

Les deux auteurs sont des artistes pour la paix

1- Ingérence russe ?

Nos médias canadiens insistent lourdement sur une virtuelle « menace russe » pesant sur notre démocratie. Dans le Devoir du 9 avril, Marie Vastel écrivait avec Hélène Buzzetti:

Le gouvernement fédéral s’impatiente devant le peu de gestes des géants du Web pour protéger la prochaine élection de l’ingérence étrangère. La ministre des Institutions démocratiques, Karina Gould, se dit carrément mécontente de l’état de la situation. (…) Le Centre de la sécurité des télécommunications venait de déposer sa plus récente évaluation du niveau de risque d’ingérence étrangère cet automne. Son constat : le nombre de cybermenaces a presque triplé depuis 2015, la moitié des pays de l’OCDE ayant été victimes de telles tentatives dans le cadre de leurs élections respectives en 2018. (…)

Stephanie Carvin, de l’Université Carleton, partage cette crainte. Cette spécialiste de la sécurité nationale doute que l’ingérence vise à favoriser un parti politique en particulier, puisque tous les principaux partis sont très critiques de la Russie — qui est le principal agent de ce genre de stratégies. Mais les Russes pourraient tenter d’amplifier des discours controversés pour semer la division ou diffuser de fausses nouvelles pour « propager l’idée que l’élection est truquée », explique Mme Carvin.

Faute de nouvelle loi, le fédéral pourrait néanmoins tenter de faire respecter les lois existantes interdisant les discours haineux ou la suppression de votes. Encore faudrait-il, toutefois, augmenter les ressources d’Élections Canada pour les déceler en temps réel, note Mme Dubois.

Si cet article se termine heureusement en évoquant l’extrême-droite et ses fausses nouvelles, le Devoir rabâche ad nauseam le sujet russe avec Manon Corneiller le 10 avril, comme il avait déjà publié deux autres articles sur le sujet dans les jours précédents :


 

Élections: une ingérence étrangère est «très probable», selon Freeland
Des entités extérieures sont probablement déjà à l'œuvre, estime la ministre.
6 avril 2019

De l’ingérence étrangère attendue pour les élections fédérales Le gouvernement continue de compter sur le «bon sens» des Canadiens comme seule arme contre les cybermenaces.
8 avril 2019

 

2- Processus électoral des pays riches

On peut compter sur nos artistes caricaturistes pour ramener nos éditorialistes à la réalité. Au DEVOIR, la brillante caricature de Pascal Élie rappelle le bordel que l'affaire SNC-Lavalin a engendré: démissions de trois libérales, deux ministres très compétentes Judy Wilson-Raybould, Jane Philpott et une députée Celina Caesar-Chavannes + celles de Gerald Butts et du greffier du Conseil privé, Michael Wernick; accusations virulentes d'Andrew Scheer poursuivi en cour par Trudeau (le fera-t-il?) ; contestation par les deux ex-ministres de leur éviction non démocratique, etc. Pascal Élie ridiculise les craintes de la ministre Gould, obsolètes depuis le dépôt du rapport Mueller ; ne devrait-on pas y penser à deux fois avant d'adopter la paranoïa russophobe (du millénaire dernier) Clintonesque et Freelandesque...?

3- Processus électoral des pays pauves

William Sloan, membre du C.A. des Artistes pour la Paix, me rappelle qu’il fut observateur en Amérique centrale lors de plusieurs élections truquées : ces pays ont souffert d’infiniment plus sérieuses ingérences, que nos médias devraient par souci d’objectivité choisir de rappeler, plutôt que les oublier commodément au profit de leur propagande.

Par exemple, en 2001 au Nicaragua, Daniel Ortega s'était fait passer un sapin : une pleine page dans tous les journaux (allô dépenses en $) la veille du scrutin, signée JEB BUSH, qui avertissait les électeurs du mécontentement à venir de son frère président des USA, si par malheur les sandinistes étaient élus par le bon peuple.

En 2004, observateur officiel au Salvador, Bill Sloan avait été témoin d’une ingérence publique orchestrée encore une fois par les autorités américaines, une véritable campagne de peur dans les 72 heures avant le scrutin, qui d’après la loi jouissait d’une suspension des publicités électorales, ce qui assurait à toutes fins pratiques l’impossibilité de répondre par les principaux accusés. Les USA visaient le Front Farabundo Martí de Libération Nationale (FMLN), qui après avoir unifié cinq mouvements de guérilla marxistes, s’était transformé en parti politique légal au cours de l'année 1992 dans le cadre des accords de paix de Chapultepec. Des sénateurs américains ont averti à la télévision les Salvadoriens que leurs parents ou jeunes travaillant aux États-Unis se verraient révoquer leurs permis de travail s’ils votaient FMLN. Et les évangéliques pro-américains présents au pays ont sorti les gens en autobus pour le scrutin d’ores et déjà faussé.

En Jamaïque, Philip Agee avait pu faire élire le Parti National du Peuple en dénonçant les manœuvres anti-démocratiques de la CIA en faveur du Jamaican Labour Party. Mais le dirigeant du PNP Michael « Joshua » Manley, très proche de Fidel Castro, avait en vain tenté de développer un Socialisme Démocratique, comme alternative humaniste au communisme et au capitalisme. Les États-Unis, possédant les clés de l’économie, ont brutalement fermé la porte aux espoirs de son peuple.

Transfuge de la CIA pour qui il avait travaillé de 1957 à 1969 et lanceur d’alertes démocratiques tout comme Edward Snowden et Bradley Manning, Agee exerça une influence marquante partout en Amérique latine par son ouvrage Inside the Company: CIA Diary, publié en 1974 puis traduit en trente langues différentes. Il y révélait entre autres les noms de présidents du Mexique, de Colombie et d’Uruguay apparaissant carrément sur le payroll de la CIA.

La situation politique au Venezuela souffre tous les jours d’ingérences pas mal plus graves que celles hypothétiques dénoncées par quatre articles du Devoir en moins d’une semaine, et le Devoir n’est pas le moindre des journaux et magazines nord-américains…